La légende du Roi Marc'h aux oreilles de cheval


Il vous faut apprendre, je crois,
Comment il était une fois ...
un roi qui appartenait à la tribu royale du Cheval et portait le nom tout à fait approprié de Marc'h. Marc'h signifie, comme vous le savez, cheval en langue bretonne. Ce roi Marc'h avait son palais à Poulmarc'h, près de Douarnenez. On dit aujourd'hui " Plomarc'h ". C'est un site de toute beauté, qui mérite votre visite.

Marc'h, roi de Poulmarc'h, possédait un cheval comme jamais on n'en a vu et jamais on en verra de semblable en ce bas monde. Crinière au vent, il faisait des bonds si légers à travers les landes , par dessus les montagnes, et d'un bord à l'autre des vallées, que ses sabots ferrés d'argent ne laissaient même pas de trace dans le sol. Il galopait aussi bien sur l'eau que sur la terre ferme et les vagues de la mer en furie ne l'arrêtaient pas. C'est pourquoi le cheval de Marc'h, roi de Poulmarc'h, était appelé Morvarc'h ce qui, vous ne l'ignorez pas si vous avez un peu d'instruction, signifie Cheval Marin.

Marc'h, roi de Poulmarc'h, n'avait pas de plus grand plaisir que de courir le cerf et le sanglier en chevauchant Morvarc'h. Un jour qu'il était parti avec toute sa cour chasser en forêt de Néved, il aperçut à l'orée d'un layon une biche blanche si belle qu'il n'avait pas souvenir d'en avoir jamais vue qui fû“t aussi belle. Il s'élança à sa poursuite. La biche blanche bondissait rapide comme le vent et Morvarc'h menait derrière elle un galop d'enfer sans parvenir à la rejoindre. Les autres gens de la chasse furent bientôt distancés de très loin ; seul poursuivait par monts et par vaux la jolie biche blanche Marc'h, roi de Poulmarc'h, sur son cheval Morvarc'h.

Derrière la jolie biche blanche, Marc'h, roi de Poulmarc'h, sur son cheval Morvarc'h, galopa d'un bout à l'autre de la forêt de Neved, déboucha dans la plaine du Porzay, traversa au grand galop les riches champs et les gras p‚turages mais, si vite qu'il all‚t, la biche blanche conservait toujours son avance. Elle finit par atteindre le rivage de la baie de Douarnenez. Ne pouvant aller plus loin, elle fit un bond prodigieux jusqu'à un rocher qui se dressait au-dessus de la mer.

Elle restait là, haletante, tournant vers le chasseur ses grands yeux de velours d'où s'écoulait une larme. Le roi Marc'h impitoyable, tire une flèche de son carquois, bande son arc. La biche pousse une longue plainte, comme un gémissement d'enfant et son regard se fait suppliant. Le roi reste insensible, l‚che son trait.

La biche a allongé son cou vers la flèche qui fendait l'air, l'a saisie au vol entre ses dents et l'a rejetée vers le chasseur. La pointe de fer vient frapper le cheval Morvarc'h au beau milieu du poitrail. L'animal pousse un hennissement de douleur, désarçonne son cavalier, s'effondre sur le sol, roule et dévale du haut de la falaise jusque dans les flots. Une mortelle rage s'empare de Marc'h qui aurait préféré être dépouillé de son trône que privé de son cheval Morvarc'h. Il dégaine son poignard de chasse, descend dans la mer et, de l'eau jusqu'aux cuisses, s'avance vers la biche blanche.

- Au secours ! A l'assassin ! s'écrie une voix féminine.

La biche a disparu. A sa place, sur le rocher, il y a une jeune fille ravissante, à la chevelure d'or couronnée d'algues, aux yeux verts limpides comme l'onde. Elle porte, suspendue à son cou par une chaîne d'or, une grosse clef rouillée. Il comprend qu'il a affaire à Dahut, la princesse d'Ys qui hante encore les lieux de ses méfaits sous la forme d'une sirène.

- Remercie-moi, Marc'h, roi de Ploumarc'h, lui dit-elle, de t'avoir laissé la vie, alors que tu ne cherchais qu'à me prendre la mienne. Pour te punir de ta cruauté, tu porteras désormais la crinière et les oreilles de ton cheval Morvarc'h.

Avec un grand éclat de rire, elle saute à la mer et nage jusqu'au cadavre de l'étalon. Elle lui touche la tête du bout de sa baguette magique et le voilà qui ressuscite, se cabre et s'ébroue. Mais in n'a plus sa longue crinière moire flottant au vent, et ses oreilles sont de ridicules oreilles humaines.

La sirène lui saute sur le dos (une sirène peut très bien monter à cheval, car ce ne sont pas les sirènes qui ont une queue de poisson, comme on le croit souvent : ce sont les Néréides, avec lesquelles il ne faut pas les confondre). Et, avant de partir au galop sur les crêtes des vagues, elle crie, avec un rire moqueur :

- Le roi Marc'h a les oreilles du cheval Morvarc'h !

Et l'écho répète, avec un rire moqueur : "Le roi Marc'h a les oreilles du cheval Morvarc'h !".

Le pauvre souverain porta les mains à sa tête. ce n'était que trop vrai : il avait les oreilles poilues de son étalon noir et une longue crinière flottante lui pendait jusqu'au milieu du dos.

Il mit son manteau sur sa tête et attendit la nuit pour rentrer, à pied, à Poulmarc'h. Il pénétra dans le palais par une porte dérobée. Pour qu'aucun de ses sujets ne p“t soupçonner sa disgr‚ce, il cria à travers la porte de sa chambre l'ordre à ses valets de tendre au milieu de la salle du trône un rideau que personne ne devrait franchir, sous peine de mort. Il se tiendrait derrière ce rideau pour écouter les requêtes et les rapports de ses courtisans et de ses officiers qui demeureraient de l'autre côté.

Il ne pouvait cependant conserver son encombrante crinière qui lui tombait plus bas que la ceinture et continuait à s'allonger de jour en jour. Il envoya quérir un coiffeur qui lui ramena cet ornement insolite à de raisonnables proportions. Mais pour que ce coiffeur ne risqu‚t pas d'aller raconter ce qu'il avait vu, il lui trancha la gorge dès qu'il eut donné le dernier coup de ciseau.

Une semaine plus tard, les crins avaient repoussé. Il fit venir un autre coiffeur et, son travail fait, l'occis comme le premier pour être assuré de son silence. Les semaines se succédèrent et la même scène régulièrement, se répétait. Une bonne vingtaine de maîtres coiffeurs, garçons coiffeurs et apprentis coiffeurs passèrent ainsi de vie à trépas, tant et si bien qu'il n'en resta plus un seul dans tout le royaume.

Excusez-moi: je fais erreur, il en restait un. Il s'appelait Yeunig et avait été le coiffeur attitré du roi avant l'événement, Marc'h l'aimait bien et la pensée de devoir lui couper le cou lui était très désagréable. Mais la crinière s'allongeait, s'allongeait, descendait jusqu'à terre et commençait à traîner dans la poussière. Son poids occasionnait au roi de violentes migraines. Il ne pouvait plus y tenir et finit par se résoudre à envoyer chercher Yeunig.

- Fidamdoué ! s'écria celui-ci en découvrant le prodige capillaire donc était affligé son souverain et les oreilles noires et velues qui lui étaient poussées. Quel méchant enchanteur a donc jeté un sort à votre Majesté ? Que n'avez-vous fait appel à moi plus tôt. Je possède des ciseaux enchantés qui m'ont été remis par une fée à qui j'avais rendu quelques services. Les cheveux... ou les crinières coupés avec ces ciseaux ne repoussent jamais plus.

- Yeunig, tu es mon sauveur ! Coupe-moi vite cette tignasse, avec tes ciseaux magiques.

- Votre Majesté me promet-elle de me laisser la vie ?

- Mais bien sûr“, cher Yeunig, bien s“r. Jure-moi seulement que tu ne confieras à personne, quoi qu'il arrive, que j'ai les oreilles de mon cheval Morvarc'h.

Yeunig jura. Il coupa la crinière avec ses cseaux enchantés et plus jamais la crinière ne repoussa.

L'opinion publique, cependant, au royaume du roi Marc'h, était fort intriguée. Quel secret pouvait détenir le perruquier yeunig qui était si grave qu'il avait co“té la vie à vingt autres perruquiers ? Qu'avait il vu de l'autre côté du rideau que nul n'était admis à franchir ? Le premier ministre, très solennel et les sourcils en broussaille, vint lui représenter qu'il était de l'intérêt vital de la nation qu'il confi‚t tout ce qu'il savait. Il refusa de répondre. Le chef de la police lui laissa entendre que s'il s'obstinait à faire des cachotteries, il pourrait lui arriver des ennuis. Mais il ne flancha pas et refusa de répondre. De grands seigneurs lui offrirent des sommes fabuleuses s'il consentait à leur dire dans le creux de l'oreille le secret qu'il détenait. Il refusa de répondre. Les plus jolies princesses de la cour vinrent en minaudant et en lui faisant les yeux doux le supplier de satisfaire leur curiosité. Il refusa de répondre.

Mais son secret l'oppressait de plus en plus. Les mots "Marc'h a des oreilles de cheval" lui démangeait la langue. Il lui fallait faire un effort considérable, de plus en plus considérable, pour les retenir. S'il avait pu les crier, ne serait-ce qu'une seule fois, il se serait senti délivré. Mais il ne voulait même pas le faire au fond des bois, car les feuilles des arbres auraient pu les répéter ; il ne voulait pas le faire au bord de la mer, car les vagues auraient pu les redire ; il ne voulait pas même le faire au sommet du solitaire et chauve Menez-Hom, car le vent aurait pu les emporter avec lui.

Un jour, n'y tenant plus, il s'en fut jusqu'à la plage de la Palud et creusa dans le sable un trou profond mais pas plus large que sa tête. Il y enfouit on visage et hurla :

- Le roi Marc'h a les oreilles du cheval Morvarc'h !

Puis il s'empressa de reboucher le trou avec du sable qu'il tassa soigneusement. Alors il soupira d'aise. Il se sentait soulagé. Il prêta l'oreille : ni le vent soufflant sur la dune, ni la houle qui déferlait sur la plage ne répétaient son secret. Il n'avait pas été entendu.

La paix sauvage, la paix d'éternité de l'infertile grève n'avait pas été troublée. Par la suite, trois roseaux poussèrent à l'endroit même où Yeunig, le coiffeur du roi, avait enfoui son trop lourd secret.

Un jour vint où Marc'h, roi de Poulmarc'h, maria sa soeur, la douce Bleunwenn, au roi de Léon, Rivalen. Sa dignité exigeait, bien s“r, qu'à cette occasion il donn‚t des fêtes magnifiques et y convi‚t tous les rois, reines, princes et princesses d'Armorique. Mais le problème pour lui était d'accueillir convenablement ses hôtes sans leur montrer pour autant ses oreilles de cheval. Le brave Yeunig lui entortilla la tête dans une écharpe et lui conseilla de raconter qu'il souffrait d'une otite, ce qui lui permettrait en outre de ne faire que de brèves apparitions aux cérémonies et de se retirer très vite sous la tente qu'il s'était fait dresser près de l'aire à danser.

On avait fait venir pour la noce les meilleurs sonneurs de bombarde et de biniou de tout le pays breton. Malheureusement, ces talentueux artistes, assoiffés et affamés comme tous sonneurs qui se respectent, s'étaient précipités, dès leur arrivée au palais, la veille du mariage, sur tout ce qui pouvait se manger ou se boire et avait l'infortune de se trouver à leur portée. Ils n'avaient pas respecté les petites provisions préparées comme tous les soirs sur les coins de table, dans la cheminée et à l'entrée de l'écurie, à l'intention des korrigans familiers. Ceux-ci, en arrivant vers minuit pour balayer les grandes salles du palais et faire la toilette des chevaux, furent très dépités de ne trouver ni crêpes beurrées, ni lard à se mettre sous la dent, non plus que la moindre goutte de lait ribot, de cidre ou d'hydromel pour s'humecter le gosier. Il résolurent de se venger - oh ! sans méchanceté, car ils étaient seulement espiègles. Ils n'imaginèrent rien de mieux que de subtiliser les anches de tous les binious et de toutes les bombardes.

On imagine l'affolement, lorsque les sonneurs voulurent accorder leurs instruments avant de donner la branle aux premières gavottes. On chercha dans tous les coins les anches disparues et lorsqu'on eut définitivement perdu tout espoir de remettre la main dessus, on courut de tous côtés à la recherche de quelque chose avec quoi on pourrait en confectionner de nouvelles. C'est alors qu'un jeune garçon du pays, fils de pêcheur, signala qu'il avait remarqué sur la grève de la Palud trois magnifiques roseaux qui s'y prêteraient admirablement. On envoya aussitôt les meilleurs marins de Poulmarc'h sur le meilleur bateau quérir ces trois roseaux. Ils furent bientôt de retour et il y eut de quoi faire des anches pour toutes les bombardes, tous les chalumeaux de binious et tous les bourdons.

Le maître des cérémonies, qui se rongeait d'impatience, donna immédiatement le signal de commencer les danses. Les binious soufflèrent dans leurs outres, les talabarders portèrent leurs bombardes à leurs lèvres et Yao ! en avant la musique !

C'est alors que la stupeur se peignit sur tous les visages des invités de la noce. Àu lieu de sonner, les bombardes et les binious, à l'unisson, clamaient :

- Le roi Marc'h a les oreilles du cheval Morvarc'h !

Tous les regards se tournaient vers la tente où se cachait le roi. Àu milieu des murmures et des rires étouffés, la jeune mariée s'avança bravement vers cette tente et demanda :

- Est-ce vrai, mon frère, que vous avez les oreilles du cheval Morvarc'h ? Si c'est la vérité, mieux vaut nous le dire franchement.

On vit alors le roi rouge de honte, sortir en courant, arracher l'écharpe qui dissimulait ses oreilles poilues et s'enfuir en criant :

- Oui, c'est vrai Marc'h a les oreilles du cheval Morvarc'h.

Les gens de Poulmarc'h ne surent jamais ce qu'il était devenu. Il ne pouvait plus régner sur eux, maintenant qu'ils connaissaient sons secret. Il ne remit jamais les pieds au pays.

S'ils ne savaient pas où leur roi était allé cacher sa honte, moi je le sais. Il avait traversé la mer et s'était réfugié chez son cousin, le roi Àrthur, qui régnait en Grande-Bretagne. Arthur l'avait reçu fort courtoisement et s'était empressé d'envoyer quérir son bon conseiller, l'enchanteur Marzin, pour lui demander s'il n'existait pas un moyen de faire recouvrer au ci-devant roi de Poulmarc'h ses oreilles humaines. Marzin se caressa longuement la barbe et répondit qu'il n'était pas en son pouvoir d'annuler un sortilège dont l'auteur était la fée marine Dahut. Il pouvait toutefois en limiter les effets. Il savait la recette d'un philtre qui rendrait à Marc'h son bel d'autrefois tant qu'il se trouverait dans l'île de Bretagne. Mais si jamais il lui prenait la fantaisie de retourner vers les rivages d'Armorique, hantés par Dahut, ce philtre cesserait d'opérer et ses oreilles de cheval repousseraient.

Marc'h se le tint pour dit. Après avoir bu le philtre et retrouvé tout aussitôt son apparence humaine, il décida de s'installer définitivement de ce côté-là de la Manche et obtint de son cousin Arthur la concession d'un royaume dans une péninsule où les paysages et les hommes étaient semblables à ceux de son pays natal, et qui portait le même nom de Cornouaille, Kerneo n breton. Il fit construire son ch‚teau non loin de la côte, à Tintagel, et gouverna avec sagesse et droiture.

Il eut un jour la douleur d'apprendre que son beau-frère, Rivalen, roi de Léon, avait été tué dans une rude guerre contre un certain duc Morgan. Sa soeur, Bleunwenn, en était morte de chagrin, après avoir donné le jour à un fils. Et le duc Morgan s'était emparé du pays de Léon. Quant au bébé, nul ne savait ce qu'il était devenu.

Quelque 18 ans plus tard, un beau garçon échouait sur la côte de Cornouaille, après avoir été prisonnier des pirates et leur avoir faussé compagnie à la nage. Il avait de bonnes manières, il jouait de la harpe à ravir, au combat il valait bien cinq guerriers des plus valeureux. Le roi Marc'h l'accueillit en son palais et s'attacha à lui comme s'il avait été son propre fils.

Le jeune homme ignorait sa propre identité. Il savait seulement son nom, Tristant, mais ne pouvait dire où il était né, ni quels étaient ses parents. Ce, jusqu'au jour où débarqua à Tintagel un noble seigneur de petite Bretagne, nommé Talhouc'h, qui allait de port en port à la recherche de son fils adoptif enlevé par des pirates. On lui dit qu'il y avait au palais un jouvenceau dont on ne savait rien, si ce n'est qu'il avait échappé à des pirates et qu'il se nommait Tristan. Talhouc'h ne fit qu'un bond jusqu'au palais et reçut Tristan dans ses bras. Quand leurs effusions furent terminées, il expliqua au roi Marc'h :

- Celui-ci est Tristant de Léon, votre neveu, fils de votre soeur Bleunwen et du roi Rivalen. Votre soeur me l'a confié, encore au berceau, pour que je le cache du duc Morgan. Je l'ai élevé et en ai fait un chevalier accompli.

-Voici une révélation que j'ai grande joie à entendre, dit le roi. Je comprends maintenant pourquoi j'ai éprouvé tout de suite tant d'affection pour lui. C'était le sang qui parlait. A ma mort, c'est lui qui me succédera, il en est digne. Il n'y a pas de guerrier plus intrépide ni d'artiste plus habile. C'est aussi un inventeur, un des trois maître ès mécaniques de l'île de Bretagne. Et l'un des trois têtus qu'on ne peut jamais faire changer de résolution. Je serai heureux de lui laisser mon royaume.

Il associa dorénavant Tristan à toutes ses décisions. Il l'autorisa à porter sur son casque un diadème d'or. Il lui remit une épée de l'acier le plus dur qui portait le nom d'Arwoul, la très forte. Il lui fit confectionner un bouclier sur lequel on voyait, en relief, un sanglier.

Par malheur, en Cornouaille comme partout ailleurs dans le monde, dès que quelqu'un parvient à s'élever, même et surtout si c'est par ses mérites, il suscite la jalousie des malchanceux et des médiocres. Tristan n'échappa pas à cette loi commune. Un petit groupe de seigneurs jaloux s'en vint trouver le roi Marc'h pour lui représenter qu'il était grand temps qu'il prit à femme une fille de roi afin d'en avoir de légitimes héritiers. Marc'h, qui ne se souciait pas d'avoir d'autre héritier que son beau neveu, voulut les berner. Avisant sur sa fenêtre un long cheveu de femme, fin comme la soie et brillant comme un rayon de soleil, que venait de laisser tomber une hirondelle qui b‚tissait son nid, il s'en saisit et déclara :

- Pour vous complaire, seigneurs, je prendrai femme, pourvu que vous m'alliez quérir celle que j'ai choisie.

- Sur notre foi, nous irons. Qui est donc celle que Votre Majesté a choisie.

- J'ai choisi celle à qui fut ce cheveu d'or et je n'en veux point d'autre.

- Dites-nous à qui fut ce cheveu d'or et en quel pays elle se trouve et nous partirons aussitôt la quérir.

- Et bien, c'est un cheveu de la Belle aux cheveux d'or et l'hirondelle qui me l'a apporté sait en quel pays elle se trouve.

Les seigneurs comprirent qu'il se moquait d'eux et regardèrent haineusement Tristan qui se trouvait là , près de lui. Mais Tristan avait reconnu le cheveu d'd'or : il ne pouvait appartenir qu'a la princesse Yseult, une princesse d'Irlande dont il avait fait la connaissance après avoir tué en combat singulier un monstre irlandais redoutable, le Morholt, le propre oncle de la jeune fille. Tristan savait que les Irlandais, avides de venger la mort du Morholt, avaient mis sa tête à prix. Mais comme il ne voulait pas être soupçonné de n'aimer son oncle que par ambition, il déclara :

- Je sais où est la Belle aux cheveux d'or. Sa quête sera pour moi périlleuse, mais je veux faire taire les médisances. Je la ramènerai à Tintagel ou je laisserai ma vie dans l'expédition.

Il aurait mieux valu pour le roi Marc'h comme pour lui qu'il ne fit jamais cette proposition. Il partit sur le champ quérir la belle Yseult et il n'en résulta que de grands malheurs. Mais ceci est une autre histoire. Une histoire que la plupart d'entre nous connaissent déjà.

Ce que l'histoire de Tristan et Yseult ne dit pas, c'est ce qu'il advint du roi Marc'h après la mort tragique de son neveu et de son épouse. Mais ici, en Brasse-Bretagne, nous le savons. Il était tellement ulcéré par le chagrin que la seule vue des lieux auxquels étaient attachés le souvenir des deux jeunes gens lui était devenu odieuse. Il voulait rompre avec ce passé douloureux. Il abandonna brusquement son ch‚teau, sa couronne, ses sujets et traversa la mer pour retourner en terre d'Armorique. Lorsqu'il débarqua, ses oreilles de cheval avaient repoussé, mais il n'y attachait plus d'importance. Il regagna son palais de Poulmarc'h qui, depuis le temps qu'il l'avait quitté, était envahi par les ronces et à-demi écroulé. Il le fit reb‚tir et reprit le gouvernement du pays. Mais il était aigri et se montrait tyrannique et dur. Quiconque esquissait seulement un sourire en regardant ses oreilles de cheval avait aussitôt la tête tranchée. Pour oublier tous ses malheurs, il s'adonnait à la boisson et à toutes sortes d'orgies. Mais il avait aussi ses bons côtés. Il lui arrivait de distribuer ses richesses aux pauvres. Il avait aussi une dévotion toute particulière à sainte Marie, à qui il avait fait construire une jolie chapelle au flanc du Menez-Hom.

Quand il mourut, d'avoir bu trop d'hydromel, le bon Dieu parla de l'envoyer en enfer. Mais Madame sainte Marie protesta et prit sa défense. Son fidèle serviteur ne pouvait être damné.

- Soit, concéda le bon Dieu, ton roi Marc'h n'ira pas br“ler en enfer, mais son ‚me devra demeurer dans la tombe jusqu'à ce que cette tombe soit assez haute pour que, de son sommet, le roi Marc'h puisse voir le cloché de ta chapelle.

Or le roi Marc'h avait été enterré sur le Menez-Hom, comme il convenait à sa dignité royale, mais sur le versant opposé à celui où s'élevait la chapelle Sainte-Marie. Entre le sanctuaire et sa tombe il y avait un grand dôme de lande.

Alors, la sainte Vierge descendit sur la terre, mit une grosse pierre dans les plis de sa robe et se dirigea vers la sépulture du roi Marc'h, à un moment où un mendiant passait par là. Le mendiant lui demanda l'aumône.

- Volontiers, répondit-elle, si auparavant vous faites comme moi. Ramassez une de ces grosses pierres qui sont là, dans la lande, et venez la déposer sur la tombe où je vais poser la mienne.

Le mendiant obéit et reçut en récompense une belle pièce d'or brillante.

- Merci, ma bonne Dame, dit-il ; vous êtes aussi généreuse que l'était de son vivant le roi Marc'h, Dieu lui pardonne ! - Vous aimiez bien le roi Marc'h ?

- Pour s“r ! Il était compatissant aux gens de mon état.

- Alors, vous pouvez sauver son ‚me. La tombe où nous venons de déposer des pierres est la sienne. Quand vous passerez par là, ne manquez pas de refaire la même chose.

- Je vous le promets.

- Et dites à toutes les personnes de votre connaissance qui ont l'occasion de voyager à travers le Menez de faire de même. Quand le tas de pierre sera assez haut pour que l'‚me du roi puisse contempler le clocher de la chapelle qui est de l'autre côté, cette ‚me montera au paradis.

Bien des siècles ont passé depuis et les Bretons n'ont pas cessé, lorsqu'ils cheminent sur le versant nord du Menez-Hom, d'aller déposer leurs cailloux sur la tombe du roi Marc'h, qu'on appelle le Bern Mein. Si vous passez un jour par là, vous qui me lisez, n'oubliez pas de faire vous aussi ce geste de piété.


Extrait de "Contes et Légendes du pays Breton", Yann Brekilien

Contribution de Catherine Soubeyrand.