La Fontaine de Barenton


Soyez assurés qu'autrefois
Quiconque avait deux yeux
N'était pas aveugle, ma foi,
Et n'en voyait que mieux.
Mais qui n'avait qu'un oeil, sans doute,
D'être borgne risquait fort,
Et, c'est bête ! devait faire deux fois sa route
S'il en voulait voir les deux bords.

Ceci pour vous dire que l'empereur Arthur se trouvait un jour dans sa chambre, à Kerleon-sur-Osk; en compagnie des chevaliers Owein ab Kledno et Keu ab Kenir. Guenièvre et ses suivantes cousaient près de la fenêtre. L'empereur était assis sur un siège de joncs verts recouvert d'un manteau de satin orangé et son coude reposait sur un coussin de satin rouge.

- Hommes, dit-il, si vous ne vous moquiez pas de moi, je ferais bien un petit somme en attendant le souper. Pour vous, vous pouvez bavarder et vous servir à discrétion de pots d'hydromel et de tranches de viandes.

Il s'endormit et les trois chevaliers commencèrent par vider plusieurs gobelets de l'excellent chouchenn des caves impériales, ce qui leur fit voir la vie sous son jour le plus favorable et leur délia merveilleusement la langue. Keu demanda alors à Kenon de raconter une de ses aventures et Kenon ne se fit pas trop prier.

- J'étais encore jeune, commença-t-il, quand je m'en fus en petite Bretagne chercher quelques prouesses à accomplir. J'arrivais un soir à un château-fort où je reçus le meilleur accueil. Des jeunes filles dont la plus laide était certainement plus belle que toutes celles que toi, Keu, tu as jamais pu voir, me désarmèrent, me lavèrent, prirent soin de mon cheval et de mes armes et me servirent à table. Pendant le repas, le maître de maison me dit que s'il n'avait craint qu'il ne m'en advînt trop de mal, il aurait pu m'indiquer l'exploit que je cherchais. Je lui répondis que j'aurais grand chagrin s'il ne me l'indiquait pas. Il m'expliqua alors que qu'il faudrait que j'aille jusqu'à la lisière de la forêt de Brocéliande et que, sur un tertre, je trouverais un géant noir n'ayant qu'un seul pied et un seul oeil au milieu du front, qui serait occupé à faire paître un troupeau d'animaux sauvages. Si je le lui demandais poliment, il me montrerait le chemin de la fontaine de Barenton. Arrivé près de la fontaine, il faudrait que je remplisse d'eau le bassin d'argent attaché par une chaîne à une dalle de granit, et que je jette cette eau sur la dalle. Alors m'adviendraient d'effroyables aventures.

Je couchais au château et, dès le lendemain matin, à la première heure, je sellai mon cheval et me mis en route vers la lisière de la forêt de Brocéliande. Sur un tertre, je trouvai le géant noir n'ayant qu'un seul pied et un seul oeil au milieu du front, qui faisait paître un troupeau d'animaux sauvages, cerfs, chevreuils, sangliers, aurochs, castors, vipères et autres. Quand je le lui eus demandé poliment, il m'indiqua le chemin de la fontaine de Barenton. Je suivis ce chemin, et sous un grand chêne dont l'extrémité des branches étaient plus vertes que le plus vert des sapins, je trouvai la fontaine avec la dalle de granit et le bassin d'argent attaché par une chaîne. Je pris le bassin et le remplis d'eau que je jetai sur la dalle. Aussitôt j'entendis un si grand coup de tonnerre qu'il me sembla que le ciel et la terre éclataient. Puis il se mit à tomber une averse de grêle si violente que c'est à peine si je pus conserver la vie sauve. Après cette averse, le soleil recommença à briller. Il ne restait plus au grand chêne une seule feuille. Alors vint une volée d'oiseaux qui descendirent sur l'arbre et se mirent à chanter.

Au moment où je prenais le plus de plaisir à les entendre, voilà que des plaintes me parvinrent et s'approchèrent. Une voix me reprocha : "Chevalier, que me voulais-tu ? Quel mal t'ai-je-fait pour que tu me fisses à moi et à mes sujets ce que tu m'as fait aujourd'hui ? Ne sais-tu pas que l'ondée n'a laissé en vie ni créature humaine, ni bête qu'elle ait surprise dehors ?" Et je vis arriver un chevalier vêtu de noir, montant un cheval noir. Il baissa sa lance et me chargea. Je chargeai aussi et le choc fut rude. Hélas ! je fus bientôt culbuté. Le chevalier passa le fut de sa lance à travers les rênes de mon cheval et s'en alla avec les deux chevaux, en me plantant là, sans même me faire l'honneur de me faire prisonnier.

Je m'en revins tout penaud, à pied, et crus fondre de honte en entendant les moqueries du géant noir, lorsque je passai près de lui. Je retournai au château où j'avais dormi la nuit précédente et j'y fus reçus avec la même courtoisie. Personne ne fit la moindre allusion à mon expédition à la fontaine et le lendemain matin, le maître de maison me fit don d'un excellent cheval, alezan cuivré, avec lequel je pus regagner la cour. Mais jusqu'à ce jour je m'étais bien gardé d'avouer cette aventure à qui que ce fût.

- Compagnons, dit Owein, ne serait-il pas bien de chercher à la tenter de nouveau ?

- Par moi et Dieu ! s'exclama Keu, ce n'est pas la première fois que ta langue propose ce que ton bras ne ferait pas.

- En vérité, intervint la reine Guenièvre, tu mériterais d'être pendu, Keu, pour tenir des propos aussi outrageants envers un chevalier comme Owein.

Owein ne répondit rien, mais le lendemain, au point du jour, il était à cheval et quittait Kerléon-sur-Osk. Peu de temps après, il arrivait en Armorique et se dirigeait vers la forêt de Brocéliande. Il se présenta au château dont avait parlé Kenon, y fut reçu courtoisement, désarmé, lavé et servi par les plus jolies filles qu'il eût jamais vues. Au repas, le seigneur des lieux lui demanda le but de son voyage.

- Je voudrais, répondit-il, me mesurer avec le chevalier noir qui garde la fontaine de Barenton.

Le seigneur sourit et chercha à l'en dissuader, mais en vain. Il lui donna alors toutes les explications nécessaires sur le chemin qu'il fallait prendre.

Le lendemain, dès l'aube, Owein chevauchait vers la lisière de la forêt. Il trouva, sur son tertre, le géant noir n'ayant qu'un seul pied et un seul oeil au milieu du front, qui faisait paître son troupeau d'animaux sauvages. Il lui demanda la route et le géant la lui indiqua. Comme Kenon, il trouva sous le grand chêne la fontaine avec la dalle de granit et le bassin d'argent attaché à la dalle par une chaîne. L'eau de la fontaine bouillait à grosses bulles bien qu'elle fût glacée. Il en remplit le bassin et aspergea la dalle. Aussitôt, voilà un coup de tonnerre, bien plus fort que encore que ne l'avait dit Kenon., puis l'averse de grêle, bien plus violente encore que ne l'avait laissé entendre Kenon. Owein était convaincu qu'aucun être vivant surpris dehors par une pareille ondée n'y survivrait. Pas un grêlon n'était arrêté par la peau ni par la chair : ils pénétraient tous jusqu'à l'os. Il tourna la croupe de son cheval contre l'averse, plaça son bouclier sur la tête de l'animal et sur sa crinière et, coiffé de son casque, attendit le retour du beau temps. Il jeta les yeux sur le grand chêne : il n'y restait plus une feuille.

Alors le soleil recommença à briller, les oiseaux descendirent et se mirent à chanter. il n'avait jamais entendu et ne devait jamais plus entendre de sa vie, de musique comparable à celle-là. Mais alors qu'il était sous le ravissement, il entendit soudain une voix qui venait vers lui en adressant des reproches véhéments et il vit déboucher le chevalier noir, sur son cheval noir. Ils se jetèrent à la rencontre l'un de l'autre et se heurtèrent rudement. Ils brisèrent leur deux lances, tirèrent leurs épées et s'escrimèrent. Après de violentes passes d'armes, Owein donna au chevalier noir un tel coup qu'il traversa le heaume, la cervelière et la ventaille et atteignit, à travers la peau, la chair et les os jusqu'à la cervelle.

Le chevalier noir sentit qu'il était blessé à mort. Il tourna bride et s'enfuit. Owein le poursuivit, le serrant de près sans toutefois pouvoir le frapper de son épée. Ils arrivèrent à l'entrée d'un grand château. Le chevalier s'engouffra sous le porche et les gardes le laissèrent passer, mais ils laissèrent retomber la herse sur Owein. La herse atteignit, derrière lui, le troussequin de sa selle, coupa son cheval en deux, enleva les molettes de ses éperons et ne s'arrêta qu'au sol. La moitié du cheval et les molettes des éperons restèrent dehors tandis qu'Owein était pris comme dans un piège.

Il était au comble de l'embarras, lorsqu'il aperçut, à travers la jointure de la porte, une jeune fille aux cheveux blonds frisés, la tête ornée d'un bandeau d'or, qui demandait qu'on lui ouvrît.

- En vérité, lui dit-il, il ne m'est pas plus possible de t'ouvrir d'ici que tu ne peux toi-même de là me délivrer.

- C'est grande pitié, s'exclama-t-elle, qu'on ne puisse te délivrer ! Tu es bien le plus noble et vaillant chevalier que j'aie rencontré et c'est le devoir d'une femme de te rendre service. Prends cet anneau et mets-le à ton doigt : lorsque tu en tourneras le chaton à l'intérieur de ta main, tu deviendras invisible.

Lorsque les autorités de la ville vinrent chercher Owein pour le livrer au supplice, il tourna le chaton de l'anneau à l'intérieur de sa main et ils ne le trouvèrent pas. Il put ainsi sortir et il se rendit au donjon où il retrouva la jeune fille qui l'avait sauvé. Comme elle était seule dans la lingerie, il tourna l'anneau dans l'autre sens et se fit voir d'elle. Elle lui dit qu'elle s'appelait Lunet et était la demoiselle de compagnie de la Dame de la Fontaine, l'épouse du Chevalier Noir. Puis elle le conduisit à une chambre isolée où elle lui alluma du feu dans la cheminée et lui servit un fin souper.

A ce moment ils entendirent de grands cris dans le château. Owein demanda à la jeune fille quels étaient ces cris et elle lui répondit que l'on donnait l'extrême onction au maître du château, le Chevalier Noir. Le lendemain matin, on entendit de nouveau de grands cris et Owein demanda à la jeune fille ce qu'ils signifiaient. Elle lui dit que le maître du château venait de mourir. L'après-midi retentirent des cris et des lamentations encore plus douloureux. Owein interrogea de nouveau la jeune fille, qui lui expliqua que l'on portait en terre le corps du seigneur, maître du château. Owein se mit à la fenêtre et regarda le cortège. Derrière le char funèbre marchait une femme aux cheveux blonds flottants, vêtue d'une robe de satin jaune, la couleur du deuil chez les Bretons, à l'époque. Son visage était baigné de larmes. Elle était si merveilleusement belle qu'en la voyant, Owein s'enflamma d'amour pour elle.

Il demanda à la jeune fille qui elle était.

- C'est, répondit-elle, la plus belle des femmes, la plus généreuse, la plus sage et la plus noble : c'est ma maîtresse, la Dame de la Fontaine.

- Dieu sait, soupira-t-il, que c'est la femme que j'aime le plus.

- Dieu sait que tu es l'homme qu'elle déteste le plus. Mais ne te soucie de rien, j'irai faire la cour pour toi.

Je crois bien qu'elle avait le coeur gros que ce fût sa maîtresse qu'Owein aimait le plus, mais elle était si bonne et si généreuse qu'elle alla tout de suite la trouver pour lui parler de lui. Quand elle arriva près d'elle, la Dame lui reprocha de s'être absentée au lieu de rester la consoler dans son chagrin.

- En vérité, observa Lunet, je n'aurais jamais pensé que tu eusses si peu de sens. Tes lamentations ne te rendront pas ton époux. Il vaudrait mieux pour toi songer à défendre tes terres et pour cela, chercher à réparer la perte de ce seigneur.

- Par moi et Dieu, je ne pourrai jamais remplacer mon seigneur par un autre homme au monde.

- Tu pourrais épouser qui vaut encore mieux que lui.

- Par moi et Dieu, s'il ne me répugnait de faire périr une personne que j'ai élevée, je te ferais mettre à mort pour cette parole.

- Je suis heureuse que tu n'aies à cela d'autre motif sur mon désir de t'indiquer ton bien quand tu ne le vois pas toi-même. Adieu !

Lunet sortit en claquant la porte mais la dame se leva, rouvrit la porte et toussa fortement. Lunet se retourna. Sa maîtresse lui fit signe et elle revint près d'elle.

- Que tu as mauvais caractère! Si c'est mon intérêt que tu veux m'enseigner, dis-moi ce qu'il conviendrait que je fasse.

- Seul un chevalier de la cour d'Arthur peut défendre ta fontaine et, par conséquent, défendre tes Etats. J'irai à la cour et honte sur moi si je n'en ramène un guerrier qui gardera la fontaine aussi bien ou même mieux que celui qui l'a fait avant.

Elle fit semblant de partir pour la cour d'Arthur mais, en réalité, resta cachée dans sa chambre, avec Owein, pendant plus d'un mois. Alors elle alla présenter Owein à sa dame, comme si elle venait de le ramener de Kerléon-sur-Osk. La dame considéra le chevalier avec attention.

- Lunet, dit-elle, ce seigneur n'a pas l'air de quelqu'un qui a voyagé. Par Dieu et moi, ne serait-ce pas le meurtrier de mon mari ?

- Ce n'en est que mieux pour toi, princesse, rétorqua Lunet ; s'il n'avait pas été plus fort que lui, il ne lui eut pas enlevé l'âme du corps.

La dame demanda à réfléchir mais, au fond d'elle-même, elle était déjà convaincue. Peu de temps après, les épousailles avaient lieu et Owein garda la fontaine, avec lance et épée, tant qu'il vécut. Tout chevalier qui y venait, il le renversait et le vendait pour sa valeur, et il partageait le prix entre ses barons et ses chevaliers. Aussi était-il aimé de tous ses vassaux.

Aujourd'hui, la fontaine de Barenton n'est plus gardée. Mais vous pouvez toujours, comme autrefois, en répandre l'eau sur la dalle de granit et, si vous avez le coeur pur, vous déclencherez une violente averse. Je connais des gens qui l'on fait.


Extrait de "Contes et Légendes du pays Breton", Yann Brekilien

Contribution de Catherine Soubeyrand.