Le sort de l'âme


Le prêtre qui célèbre l'enterrement est, dit-on, averti, au moment où le cercueil touche le fond de la fosse, si l'âme du mort est sauvée ou perdue.
Aussi, lorsqu'il ferme tout de suite son livre, en quittant la tombe, et se dépêche d'expédier le chant, c'est qu'il n'y a plus rien à faire : le mort est damné.

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Au moment où le prêtre jette sur le cercueil la première pelletée de terre, il peut voir dans son livre d'heures, quel doit être le sort de la personne enterrée. Mais il lui est interdit de divulguer de secret, sous peine de prendre - fut-ce en enfer - la place du défunt.

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Il est un moyen à la portée de tous pour savoir si une âme est damnée ou non. Il suffit de se rendre, au sortir du cimetière, aussitôt après l'enterrement, dans un lieu élevé et découvert, d'où l'on ait vue sur une certaine étendue de pays. De là-haut, on crie le nom du mort par trois fois, dans trois directions différentes. Si une seule fois l'écho prolonge le son, c'est que l'âme du défunt n'est point damnée.

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Quand on perd une dent, soit qu'on la fasse arracher, soit qu'elle tombe d'elle-même, il ne faut pas commettre l'imprudence de la jeter car si un chien la ramasse, on est damné. Il ne faut pas non plus la faire disparaître dans le feu, sinon elle va droit en enfer, et l'on est dans l'obligation de l'y aller chercher après sa mort. De deux choses l'une, ou bien on la garde sur soi, dans son porte-monnaie, par exemple - ou bien on la dépose à l'église dans le bénitier.

(Communiqué par Prigent. - Plounéan.)

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Pour des femmes du Léon, vendre ses cheveux, c'est vendre son âme, et cela, dit-on, parce que l'eau du baptême a coulé dessus.

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Si les fleurs qu'on place sur le lit où repose un mort se fanent dès qu'on les y pose, c'est que l'âme est damnée; si elles se fanent qu'au bout de quelques instants, c'est que l'âme en purgatoire, et plus elles mettent de temps à se faner, moins longue sera la pénitence.

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Il y a, dit-on, des gens qui savent, d'après la couleur de la fumée s'élevant d'une maison où il y a un mort, si ce mort doit aller au ciel, au purgatoire ou en enfer.

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Mais, pour avoir des renseignements sûrs, il n'est que de s'adresser :

  1. A l'Agrippa;
  2. A la messe de trentaine ou ofern drantel.

L'agrippa

L'Agrippa est un livre énorme. Placé debout, il a la hauteur d'un homme. Les feuilles en sont rouges, les caractères en sont noirs. Pour qu'il ait son efficacité, il faut qu'il ait été signé par le diable.
Tant qu'on n'a pas à le consulter, on doit le maintenir fermé à l'aide d'un gros cadenas. C'est un livre dangereux. Aussi ne faut-il pas le laisser à portée de la main. On le suspend, au moyen d'une chaîne, à la plus forte poutre d'une pièce réservée. Il est nécessaire que cette poutre ne soit pas droite, mais tordue. Le nom de ce livre varie avec les pays.
En Tréguier, il s'appelle l'Agrippa; dans la région de Châteaulin, l'Egremont, dont il y a une variante Egromus ; aux alentours de Quimper, Ar Vif; dans les parages du haut Léon, An Negromans ; à Plouescat, le livre de l'igromancerie.

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Ce livre est vivant. Il répugne à se laisser consulter. Il faut être plus fort que lui pour lui arracher ses secrets. Tant qu'on ne l'a pas dompté, on n'y voit que du rouge. Les caractères noirs ne se montrent que lorsqu'on les y a contraints, en rossant le livre, comme un cheval rétif. On est obligé de se battre avec lui, et la lutte dure parfois des heures entières. On en sort baigné de sueur.

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L'homme qui possède un agrippa ne peut plus s'en défaire dans le secours du prêtre, et seulement à l'article de la mort.

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Primitivement, il n'y avait que les prêtres à posséder des agrippas. Chacun d'eux à le sien. Le lendemain de leur ordination, ils le trouvent à leur réveil sur leur table de nuit, sans qu'ils sachent d'où il leur vient et qui le leur a apporté.
Pendant la grande Révolution, beaucoup d'ecclésiastiques émigrèrent. Quelques-uns de leurs agrippas tombèrent entre les mains de simples clercs qui, durant leur passage aux écoles, avaient appris l'art de s'en servir. Ceux-ci les transmirent à leurs descendants. Ainsi s'explique la présence dans certaines fermes du "livre étrange".
Le clergé sait combien il a été détourné d'agrippas, et quels sont les profanes qui les détiennent. Un ancien recteur de Penvénan disait :
- Il y a dans ma paroisse deux agrippas qui ne sont pas où ils devraient être. Le prêtre ne fait mine de rien, tant que le détenteur est en vie; mais lorsque, aux approches de la mort, il est appelé à son chevet, après avoir entendu la confession du moribond, il lui parle en ces termes :
- Jean ou Pierre, ou Jacques, vous aurez un poids bien lourd à porter par-delà le tombeau, si vous ne vous en êtes débarrassé dans ce monde.

Le moribond demande avec étonnement : - Quel est ce poids ?
- C'est le poids de l'agrippa qui est en votre maison, répond le prêtre. Livrez-le moi ; sinon, ayant un tel fardeau à traîner; vous n'arriverez jamais jusqu'au paradis.

Il est rare que le moribond n'envoie point aussitôt détacher l'agrippa. L'agrippa, détaché, cherche à faire des siennes. Il mène un sabbat à travers toute la ferme. Mais le prêtre l'exorcise et le fait tenir tranquille. Puis il commande aux personnes qui sont là d'aller quérir un fagot d'ajonc. Il y met le feu lui-même. L'agrippa est bientôt réduit en cendres. Le prêtre recueille alors cette cendre, l'enferme dans un sachet, et passe le sachet au cou du moribond, en disant :
- Que ceci vous soit léger !

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Il est difficile à un recteur de dormir à l'aise, tant qu'il reste un seul agrippa dans sa paroisse entre d'autres mains que les siennes ou celles de ses vicaires.

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Il n'est pas nécessaire d'être prêtre pour savoir quand un homme qui n'est pas du métier possède un agrippa.
L'homme qui possède un agrippa sent une odeur particulière. Il sent le soufre et la fumée, parce qu'il a commerce avec le diable. C'est pourquoi l'on s'écarte de lui.
Puis, il ne marche pas comme tout le monde. Il hésite dans chaque pas qu'il fait, de crainte de piétiner une âme.


L'agrippa qui revient toujours à la maison

Loizo-goz, de Penvénan, en avait un qui l'embarrassait fort ; il n'eût pas demandé mieux que de le passer à quelque autre. Il le proposa à un cultivateur de Plouguiel qui l'accepta.
Une nuit, on entendit dans tout le pays un vacarme épouvantable. C'était Loizo-goz qui conduisait l'agrippa à Plouguiel en le tirant par sa chaîne.

Au retour, Loizo-goz chantait gaiement. Il se sentait un poids de moins sur le coeur. Mais, à peine rentré chez lui, toute sa joie tomba. L'agrippa était déjà revenu occuper son ancienne place.
A quelques temps de là, Loizo-goz fit un grand feu d'ajonc et y jeta le mauvais livre. Mais les flammes, au lieu de dévorer l'agrippa, s'en écartaient.

- Puisque le feu n'y peut rien, essayons de l'eau! se dit Loizo-goz. Il traîna le livre à la grève de Buguélès, monta dans une barque, gagna le large, et lança à la mer l'agrippa auquel il avait eu soin d'attacher plusieurs grosses pierres, afin de le faire descendre jusqu'au fond de l'abîme et de l'y maintenir.

- Là, pensa-t-il, cette fois au moins, nous voilà séparés pour jamais. Il se trompait.
Comme il s'en revenait par la grève, il entendit derrière lui un bruit de chaîne dans les galets. C'était l'agrippa qui achevait de se débarrasser des grosses pierres. Loizo-goz le vit passer à côté de lui, rapide comme une flèche. Au logis, il le retrouva, suspendu à la poutre accoutumée. La couverture, les feuillets étaient secs. Il semblait que l'eau de la mer ne les eût même pas touchés.
Loizo-goz dut se résigner à garder son agrippa.

(Conté par Baptiste Geffroy, dit Javré. - Penvénan, 1886.)

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L'Agrippa contient les noms de tous les diables et enseigne le moyen de les évoquer.
On peut savoir, grâce à lui, si tel défunt est damné.
Le prêtre qui vient de célébrer un enterrement va aussitôt consulter son agrippa. A l'appel de leurs noms, tous les démons accourent. Le prêtre les interroge un à un.

- As-tu pris l'âme d'un tel?
Si tous répondent ; Non, c'est que l'âme est sauvée.
Pour les congédier, le prêtre les appelle de nouveau par leurs noms, mais en commençant par le nom du diable qui est arrivé le dernier, et ainsi de suite.


Le curé de Pluguffan

Les ignorants qui se mêlent de lire dans l'Agrippa, dans l'Egremont, ou dans le Vif, sont durement châtiés de leur imprudence.
Le curé de Pluguffan entra un jour dans la sacristie, pensant y trouver le bedeau, dont il avait besoin. La sacristie était vide.
- Il ne doit cependant pas être loin, se dit le curé, car voici ses sabots.

Il appela :
- Jean! Jean !
Pas de réponse.

Il allait sortir, impatienté, quand il aperçut son "Vif" tout grand ouvert sur la table, à la page où sont inscrits les noms des démons.
- Ah! je comprends ! s'écria-t-il. Jean aura invoqué les diables et n'aura pas su les congédier. Ils l'ont emporté dans l'enfer. Pourvu que je n'arrive pas trop tard !

Très vite, il se mit à débiter la kyrielle des noms, en commençant par la fin.
Aussitôt, le bedeau reparut. Il était déjà tout noir. Sur son crâne, ses cheveux étaient roussis.
Il fut longtemps sans recouvrer l'usage de la parole, tant sa terreur avait été grande. Quant à ce qu'il avait vu dans son voyage, il ne s'en ouvrit jamais à personne, pas même à sa femme.

(Conté par René Alain. - Quimper)


L'ofern Drantel

(La messe de Trentaine)
Autrefois, c'était l'habitude de faire célébrer pour chaque défunt une trentaine, c'est-à-dire une série de trente services. Les prêtres disaient les vingt-neuf premières messes à leur église de paroisse. Mais la trentième, il était d'usage de l'aller dire à la chapelle de saint Hervé, sur le sommet de Ménez-Bré. C'est cette messe de trentaine que les Bretons appellent Ann ofern drantel.

Elle se célébrait à minuit. On la disait à rebours, en commençant par la fin.
Sur l'autel, on n'allumait qu'un des cierges.
Tous les défunts de l'année se rendaient à cette messe; tous les diables aussi y comparaissaient.

Le prêtre qui l'allait dire devait être à la fois très savant et très hardi. Dès le bas de la montagne, il se déchaussait, et gravissait la pente, pieds nus, car il fallait qu'il fût "prêtre jusqu'à la terre". Il montait, tenant d'une main un bénitier d'argent, brandissant de l'autre un goupillon et faisant de tous côtés de continuelles aspersions. Souvent, il avait peine à avancer, tant se pressaient autour de lui les âmes défuntes, avides de recevoir quelques gouttes d'eau bénite et de se procurer de la sorte un soulagement momentané.

La veille, il avait fait transporter dans la chapelle un fort sac de graines de lin.
La messe dite, il commençait l'appel des diables, dans le porche. Ils accouraient, en poussant des hurlements sauvages. C'était le moment terrible. Malheur à l'officiant, s'il perdait la tête! Il imposait silence aux démons, les faisait défiler devant lui un à un, les obligeait à montrer leurs griffes pour voir si l'âme du défunt, à l'intention de qui il avait célébré l'ofern drantel, n'était pas tombée en leur possession, puis les renvoyait à mesure, en distribuant à chacun une graine de lin, car les diables ne consentent jamais à s'en aller les mains vides. S'il commettait une seule omission, il était contraint, en échange, de livrer sa propre personne. Il encourait donc sa damnation éternelle.


L'imprudence du jeune prêtre

Un soir, un jeune prêtre, encore novice en ces matières, se chargea imprudemment d'aller dire l'ofern drantel à Ménez-Bré.
Il eut le malheur de se troubler.
Les diables aussitôt se ruèrent sur lui.
Par un hasard providentiel, Tadik-Coz était encore en oraison, dans son presbytère de Bégard, à deux lieues de Bré. Ayant entendu quelque bruit du côté de la montagne, il prêta l'oreille :
- Ho ! Ho ! se dit-il, il y a du grabuge là-haut !

Vite, il sella son bidet de Cornouailles qui allait comme le vent.
Quand il arriva à la chapelle, les diables emportaient déjà le jeune prêtre dans leurs griffes, par une brèche qu'ils avaient ouverte dans le pignon.
Tadik-Coz put cependant saisir par une jambe son pauvre confrère. Les diables n'essayèrent pas de lutter contre lui. Ils avaient trop appris à le craindre. Sa vue seule les mit en fuite. Ils disparurent avec des cris de rage. Le jeune prêtre fut sauvé. Tadik-Coz se contenta de le sermonner de sa bonne voix tranquille.

- Mon enfant, lui dit-il, pour faire ce que nous faisons, nous, les vieux, attendez que vous ayez notre expérience. Que cette leçon vous soit profitable !

(Conté sur le Ménez-Bré, par Rénéan Auffret, de Pédernek, 1889.)


Tadik-Coz

Ce Tadik-Coz était un maître pour célébrer l'ofern drantel!. On prétend que depuis qu'il est mort il n'y a plus de prêtre qui sache la dire.
Il fit une fois un de ces miracles qui ne sont possibles qu'à Dieu.
Il venait de célébrer la messe de trentaine pour un défunt de Tréglamus. Or, en passant la revue des démons, il vit que l'un d'eux tenait entre ses griffes l'âme de ce défunt. Un autre que Tadik-Coz se fût dit :

- Le mort est dûment damné ; il n'y a plus rien à faire.
Mais Tadik-Coz était un gaillard qui ne se décourageait pas aisément. Je crois bien que, pour sauver une âme, il aurait été nu-pieds jusqu'en enfer.
- Hé, l'ami ! dit-il au démon, tu as l'air bien fier de ce que tu tiens là ! Franchement, il n'y a pas de quoi t'enorgueillir à ce point. J'ai connu le défunt, quand il était encore de ce monde. Un pauvre hère, en vérité ! Il a déjà eu tant de misère pendant sa vie, que ton enfer lui apparaîtra presque comme un lieu de délices. Quand on a pâti comme lui sur la terre, on n'a pas grand-chose à craindre, même d'une éternité de tourments.

- C'est un peu vrai, répondit le démon. Je n'ai aucun plaisir à le vexer. Et, ma foi, je ne demanderais pas mieux que de faire un échange.
- Je te le propose, cet échange.
. - Quelle âme me livreras-tu à la place ?
- La mienne... mais à une condition !

- Parle.
- Voici : vous autres, diables, vous passez pour être très fins. Moi, de mon côté, à tord ou à raison, je ne me considère pas comme un imbécile. Gageons que tu ne me mettras pas à court !
- Soit.
- Entendons-nous bien, n'est-ce-pas ! Si je perds, mon âme est à toi ; si je gagne, elle me reste. Dans les deux cas, celle que tu détiens ne t'appartient plus. Commence par la lâcher.

Le diable desserra ses griffes. L'âme du défunt de Tréglamus s'envola, légère, en souhaitant mille bénédictions à Tadiz-Coz.
- Allons! reprit celui-ci, j'attends !
Le diable se grattait l'oreille.
- Eh bien ! dit-il à la fin, fais-moi voir quelque chose que je n'aie pas encore vu.
- Ce n'est que cela ! Au moins, tu n'es pas difficile à contenter.

Tadiz-Coz mit la main à la poche de sa soutane et en sortit une pomme et un couteau. Avec le couteau, il coupa en deux la pomme. Puis, montrant au diable interloqué l'intérieur du fruit :
- Regarde! dit-il.
Et, comme le diable ne paraissait pas comprendre, il ajouta :
- Tu as sans doute vu l'intérieur de bien des pommes, mais l'intérieur de celle-ci, tu ne l'avais certainement pas encore vu !
Le démon demeura penaud ; il dut s'avouer vaincu, et Tadik-Coz rentra dans son presbytère de Bégard en se frottant joyeusement les mains.

(Conté parNaïc Fulup, du Hinger-Vihan, en Pédernek, 1889.)