Ce M.Dollo, recteur de Saint-Michel-en-Grève, fut un des prêtres les mieux renseignés sur tout ce qui touche à l'Anaon. Il savait en quelles directions s'étaient dispersées les âmes de tous les morts qu'il avait enterrés, sauf deux.
Ce François Quenquis était un voisin à eux et un peu leur parent, décédé de l'avant-veille. Arrivé dans la chènevière dont un talus était mitoyen du verger de François Quenquis, Jean-René Brélivet se mit au travail, non sans une pensée de regret, toutefois, pour celui qu'on s'apprêtait à porter en terre et avec lequel il avait toujours entretenu les meilleurs rapports.
- La vie de l'homme est peu de chose, songeait-il, en rassemblant par monceaux les tiges de chanvre séché. Vers neuf heures, comme le glas commençait à tinter à l'église du bourg, il s'arrêta un instant de travailler et regarda dans la direction de la ferme de du mort, cherchant s'il apercevrait le convoi. Or, quelle ne fut pas sa frayeur, lorsqu'il s'arrêta un instant de travailler et regarda dans la direction de la ferme du mort, cherchant s'il apercevrait le convoi. Or, quelle ne fut pas sa frayeur, lorsque, sur le talus commun aux deux propriétés, il vit François Quenquis en personne qui se faufilait entre les arbres, faisait une petite pause auprès de chacun d'eux et les examinait à tour de rôle, d'un air préoccupé!...
- Ceci est singulier, se dit Jean-René Brélivet en esquissant un signe de croix.
Dans le chemin, non loin de là, on entendait le chant des prêtres. Preuve que l'enterrement était en marche. Et
cependant, il n'y avait pas de doute possible : c'était bien le mort que le ramasseur de chanvre avait devant les
yeux. A quel manège se livrait-il donc de la sorte?
- Tiens! il paraît qu'il a découvert ce qu'il lui fallait, murmura Jean-René à part soi, car le voici qui s'adosse au tronc du vieil orme.
Il y avait, au milieu du talus, un orme très âgé; dont on avait, l'année précédente, rasé les grosses branches, en ne lui laissant que les jeunes pousses. François Quenquis s'y tint quelques instants appuyé, puis, tout à coup, sans que Jean-René Brélivet se fût rendu compte comment cela s'était fait, se trouva perché, à cinq pieds du sol, sur une ramille grosse à peine comme le doigt d'un enfant et qui, pourtant, ne semblait point plier sous son poids. Jean-René fut si émerveillé de la chose qu'il en oublia sa frayeur. Et, voyant que le mort le regardait avec douceur du haut de ce siège étrange, il s'enhardit à l'interroger.
- Nous avons toujours vécu en bonne amitié, François Quenquis. Explique-moi donc pourquoi, désirant t'asseoir, tu n'as pas choisi la maîtresse branche d'un des grands chênes qui sont à côté de toi sur le talus, mais cette ramille toute menue, juste assez forte pour soutenir un roitelet.
François Quenquis secoua doucement la tête et répondit :
- Je n'ai pas eu le choix, Jean-René. Dieu marque à chacun le lieu et la durée de sa pénitence. Moi, mon lot est
de rester ici jusqu'à ce que cette pousse soit devenue assez robuste pour fournir le bois d'un manche à quelque
instrument de travail.
En parlant ainsi, le mort avait la mine si triste, que Jean-René Brélivet en eut le coeur tout remué. - Oh ! bien! s'écria-t-il, tu vas donc être promptement délivré!....
Justement, ma femme me disait, ces jours-ci, que son petit râteau à étendre la pâte sur la crêpière avait besoin d'un nouveau manche. C'est un instrument de travail aussi, je suppose, qu'un pareil outil.
Et, sans attendre la réponse du mort, il sauta sur le talus, monta dans l'orme et coupa la pousse au ras de l'arbre avec son couteau. En même temps qu'il la détachait, il entendit un "merci" joyeux. L'apparition s'était évanouie comme se dissipe au vent un flocon de fumée. Et c'était exactement l'heure où l'on mettait en terre le cercueil de François Quenquis.
(Conté par Pierre Le Goff. - Argol.)
- Est-ce de la part de Dieu ou de la part du diable que vous êtes là ?
- De la part de Dieu, répondit étrange personnage.
- Que puis-je pour votre service ?
- Je suis ici pour une pénitence jusqu'à ce qu'une âme charitable l'ait délivrée d'un secret.
- Parlez : je vous écoute.
- Non, ce n'est ni l'heure ni le lieu. Mais trouvez-vous demain, à minuit sonnant, sur le pont de Trohir. Là, je
parlerai.
- C'est bien. Je serai au rendez-vous.
De retour chez elle, Anna Tanguy raconta l'aventure à une voisine et la pria de l'accompagner le lendemain au
pont de Trohir. Malheureusement, elles se mirent en route un peu trop tard, et les douze coups, sonnaient à
Penhars qu'elles étaient encore à deux cents pas du pont.
Lorsque enfin elles y parvinrent, elles regardèrent vainement de tous côtés : il n'y avait personne.
- Que faire? demanda la femme Tanguy, très peinée d'avoir manqué de parole à la morte.
- Ma foi, à votre place, je commanderais une messe à son intention : du moins lui aurez-vous prouvé ainsi votre
bonne volonté, dit la voisine.
Anna Tanguy se rendit donc chez le recteur de Penhars, dès qu'il fit jour, et lui remit le prix d'une messe à laquelle elle assista bien dévotement. Le soir même, comme elle était pour se coucher, elle s'entendit appeler trois fois par son nom. Elle ne se retourna point. Alors une voix qu'elle reconnut pour celle de la femme sans tête cria au dehors :
- où voulez-vous que je pose ceci?
- Sur la pierre de seuil, répondit à tout hasard Anna Tanguy.
- Dieu vous bénisse! reprit la voix. Vous m'avez soulagée de mon fardeau.
Et, par le cadre de la fenêtre, Anna Tanguy vit une grande lumière qui, peu à peu, se perdait au loin dans la
nuit. C'est son bon ange, sans doute, qui lui avait inspiré la réponse qu'elle avait faite. Car ce que la morte avait
à déposer n'était rien autre que son secret. Si, au lieu de le lui faire déposer sur la pierre de seuil, Anna Tanguy
l'avait reçu elle-même, elle eût dû prendre dans l'autre monde la place de la défunte, en attendant d'être
pareillement délivrée à son tour.
(Conté par Dupont. - Quimper.)
Adieu à vous, mon Corps, adieu je dis.
Vous et moi ne faisions qu'un en notre première saison :
S'il plaît à Dieu aujourd'hui de nous séparer.
Puisque nous avons bien vécu, nous ne devons pas nous en attrister.
Hélas! ma pauvre Ame, mon essence immortelle,
J'entends forger mes chaînes, vous allez me quitter !
J'ai fait pour vous le sacrifice de mes penchants,
Et, maintenant, vous me laissez seul.
Il est vrai, mon compagnon, mon camarade de fortune,
Pour ce qui est des Commandements, vous n'en avez enfreint aucun.
Mais Dieu ordonne, de par sa toute-puissance,
Que nous cessions, moi, d'être votre maîtresse, vous d'être mon serviteur.
Dieu, s'il est content de nos bons déportements,
Peut ne rien changer à notre condition
Et nous laisser ensemble, sans nous séparer,
A vivre en repos, unis comme par le passé.
Ainsi en était-il sous la première Loi :
Mais Adam bouleversa tout par sa désobéissance,
Et, maintenant, le Corps est séparé de l'Ame,
Vous allez à la terre et moi, je vais au ciel.
Si c'est moi la maison qui fut faite pour vous loger,
Aujourd'hui qu'on nous sépare, qui vous recevra ?
Vous serez triste de me quitter, moi, votre frère,
Et je serai plus triste encore sans vous, ma vraie âme.
Quand je serai délivrée des liens où vous me tenez captive,
Le palais de la Trinité, des Saints et des Anges
Est préparé pour me recevoir, plus magnifiquement orné
Que les demeures du Soleil quand il brille à l'Orient.
Si c'est pour l'avoir bien servi
Que Dieu le Père vous donne place en son palais,
Je prétends en toute justice à ma part dans vos honneurs,
Puisque j'ai été l'instrument de vos vertus.
Attendez, mon ami, que vienne à nouveau
La Résurrection : je me cramponnerai à votre main,
Et, fussiez-vous aussi lourd que le fer, après avoir séjourné au ciel,
J'aurai la force d'un aimant pour vous attirer à ma suite.
Quand je serai le captif étendu dans la tombe,
Et que mes membres se seront décomposés dans la terre,
Quand je n'aurai plus d'intact ni main, ni pied, ni bras
Il sera bien tard pour songer à m'enlever là-haut.
Celui qui créa le monde, sans modèle et sans matière,
Est assez puissant pour vous redonner forme.
Celui qui vous façonna, le premier, en un temps où vous n'étiez pas encore,
Sera capable de vous trouver là où vous ne serez plus.
Vous m'avez en mépris et vous me repoussez, moi, votre ami,
Parce que vous me voyez plein d'imperfections ;
Il n'y a d'amour que là où il y a égalité ;
Me jugeant inférieur, vous me laissez de côté.
Les corps vertueux, comme vous l'avez été,
Sont des trésors précieux dans la terre bénite,
Comme sont les racines de la rose, de la lavande ou de la fleur de lys,
Dans le coin d'un jardin, ainsi vous serez dans l'église.
La rose, la fleur de lys et autres bouquets de même sorte
Perdent leurs pétales, puis de nouveau les retrouvent ;
Si je leur suis semblable, comme vous le dites,
Avant qu'il soit un an, je serai ressuscité.
Une année composée d'autant de jours que les années ordinaires,
Mais dont chaque jour serait de mille ans,
Amènera peut-être pour nous la Résurrection,
Mille ans, devant Dieu, ne sont qu'un jour.
Adieu à vous, ma mie, adieu encore, puisqu'il le faut !
Dieu vous conduise au lieu de vous aspirez !
Vous resterez toujours éveillée - moi, hélas! je dormirai.
Quand viendra le terme, ne manquez pas de m'avertir.
Adieu, corps bienheureux, et merci
De votre obéissance et de vos bons services
Quand viendront les anges sonner les trompettes
Pour appeler au Jugement général, nous nous reverrons.
Allez donc, ma vie, recevoir le lot
Auquel vous prétendez dans le grand héritage,
Des joies éternelles du Firmament !
Moi, mon agonie est close, mes yeux se ferment,
Je vais exhaler mon dernier soupir.