Un jour, débarqua au petit séminaire un garçonnet de chétive apparence, et dont l'esprit n'était guère plus robuste que le corps. Il était, comme on dit chez nous, briz-zod, c'est-à-dire un peu bête. Ses parents avaient pensé qu'à cause de sa simplicité même il ferait un bon prêtre, et s'étaient saignés aux quatre veines pour l'entretenir au collège.
Le cher pauvret ne tarda pas à devenir le souffre-douleur de ses camarades. Il n'était pas de méchant tour qu'on ne lui jouât.
Il avait, d'ailleurs, une âme sans rancune et se prêtait bonassement à tout ce qu'on exigeait de lui. En ce temps-là - je ne sais si cela existe encore - les grands élèves avaient au collège des chambres qu'ils occupaient à deux ou trois. On les appelait pour cette raison des chambristes.
Notre "innocent" avait pour compagnons de chambrée Jean Coz, de Pédernek, et Charles Glaouier, de Prat.
Un soir qu'Anton L'Hégaret - ainsi se nommait le briz-zod - était resté prier à la chapelle, Charles Glaouier dit à Jean Coz:
- Si tu veux, nous allons bien nous amuser, aux dépens de l'idiot.
- Comment cela ?
- Tu vas défaire tes draps. Puis, nous les suspendrons, l'un à la tête, l'autre au pied de mon lit, de manière à
former une "chapelle blanche". Je me coucherai, et, lorsque l'Hégaret entrera, tu lui annonceras, les larmes aux
yeux, que je suis mort. Tu seras censé m'avoir veillé jusqu'à ce moment, et tu l'inviteras à te remplacer. Tu sais
comme il est docile. Il ne sera pas nécessaire de le supplier. Tu auras soin, en sortant, de laisser la porte
entr'ouverte. Tu diras aux camarades des chambres. voisines de se tenir avec toi dans le couloir. Je vous
promets à tous une scène désopilante. Si jamais, après une pareille nuit, L'Hégaret consent à veiller un mort, je
veux que le crique me croque.
- Bravo! s'écria Jean Coz, il n'y a que toi pour avoir des imaginations aussi extraordinaires !
Les voilà de se mettre à l'oeuvre. En un clin d'oeil, les draps sont attachés au plafond. Une serviette est disposée sur la table de nuit. L'assiette, où les étudiants ont coutume de déposer leur savon, sert de plat pour l'eau bénite. On allume à côté quelques bouts de chandelle. Bref, tout l'attirail funèbre est au complet, et, dans le lit, Charles Glaouier, rigide, les mains jointes, les yeux mi-clos, simule à merveille le cadavre.
... Lorsque Anton L'Hégaret entra, il ne fut pas peu surpris de voir Jean Coz à genoux au milieu de la chambre
et récitant le De profundis.
- Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda-t-il.
- Il y a que notre pauvre ami Charles a rendu son âme à Dieu, répondit Jean Coz d'un ton bas et lugubre.
- Charles Glaouier ! Il était si bien portant tout à l'heure.
- La mort a de ces coups imprévus. Voici deux heures que je le veille. J'ai dû l'ensevelir, tout seul. Je suis brisé
d'émotion et de fatigue. Vous êtes, comme moi, son frère de chambrée. Je vous serai reconnaissant de prendre
ma place auprès de sa dépouille mortelle, jusqu'à ce que je vienne vous relever, après avoir goûté quelques
repos.
- Allez, allez vous reposer, murmura "l'innocent".
Et il s'agenouilla sur le carrelage de brique, à l'endroit que Jean Coz venait de quitter. Tirant de sa poche son
livre d'heures, il se mit à débiter toutes les oraisons d'usage en pareille circonstance. De temps en temps, il
s'interrompait pour moucher une des chandelles, pour jeter un peu d'eau soi-disant bénite sur le corps, et aussi
pour dévisager timidement le camarade que Dieu avait rappelé à lui. Car c'était peut-être la première fois
qu'Anton le simple se trouvait face à face avec un trépassé.
Il était si préoccupé de remplir décemment sa fonction de veilleur funèbre qu'il n'entendait pas les chuchotements qui se faisaient à quelques pas de lui, dans l'entrebâillement de la porte. Toute la bande des camarades dont les cellules donnaient sur ce couloir était là, les yeux aux aguets; ils n'attendaient, pour se gaudir, que la burlesque scène promise par Jean Coz au nom de Glaouier. Ils attendirent longtemps.
Les heures nocturnes sonnèrent, l'une après l'autre. Minuit retentit, quand son tour fut venu. Une impatience mêlée de peur commençait à gagner chacun. Un des écoliers dit à mi-voix :
- Glaouier ne bouge pas. Si cependant il était un mort pour de bon!.... Ce fut le signal d'une débandade. Seuls,
les plus résolus demeurèrent.
- Entrons ! Il faut savoir ! prononça Jean Coz. Peut-être Glaouier a-t-il imaginé de nous mystifier tous et non
plus seulement Anton L'Hégaret. Il est de force à cela.
Ce-fut une irruption dans la chambre. Mais, dès les premiers pas, les "apprentis prêtres" restèrent cloués sur place par l'épouvante. Le visage de Glaouier était jaune comme cire. Ses yeux étaient convulsés et fixes. Le souffle de l'Ankou avait terni son regard. L'âme, pour s'échapper, avait écarté les lèvres. On ne voyait plus entre les dents blanches qu'un trou béant, un creux noir et sinistre.
- Le malheureux! s'écrièrent d'une commune voix les étudiants, il est mort, il est réellement mort !
- Jean Coz ne vous l'avait-il donc pas dit? interrogea tranquillement l'idiot.
(Conté par Catherine Carvennec. Port-Blanc.)
Elle était fiancée depuis quelques mois à Loll ar Briz, un jeune homme de Plourivo, qui la venait voir une fois par semaine, le dimanche. Liza Roztrenn avait l'humeur gaie et plaisante. Loll l'aimait d'un amour trop grave, à son gré ; aussi l'entreprenait-elle souvent, et il n'était pas d'espièglerie qu'elle ne s'amusât à lui faire.
Il y avait à Kervnou une petite servante pour le moins aussi espiègle que Liza. Elle aidait sa maîtresse à lutiner le pauvre Loll. Quand celui-ci arrivait au manoir, le dimanche matin, il était rare que Liza fût là pour le recevoir. La petite servante se chargeait d'expliquer au galant l'absence de sa fiancée, et lui débitait à ce propos les histoires les plus invraisemblables.
Or Liza était tout simplement allée se cacher au grenier ou
derrière le tas de paille, dans la cour. Elle se montrait tout à coup, au moment où, désappointé, Loll s'apprêtait
à reprendre le chemin de Plourivo. C'étaient alors chez les deux écervelées des éclats de rire sans fin. Loll ne
tardait pas à se dérider lui-même, tout en reprochant à son amoureuse de gaspiller en enfantillages un temps
qu'il eût été si bon de passer à se dire de douces choses.
Mais Liza était incorrigible.
Un samedi soir, elle dit à la petite servante avec qui elle couchait :
- Quelle farce drôle pourrions-nous bien faire demain à Loll ar Briz ?
- Dame ! répondit la petite servante, il faudrait en tout cas inventer quelque chose de nouveau, car nos
anciennes ruses sont éventées presque toutes.
- C'est aussi mon avis. Ecoute, Annie (c'était le nom de la petite servante), il m'est venu une idée. Je voudrais
voir si Loll m'aime vraiment autant qu'il le dit. Quand il arrivera demain et qu'il te demandera où je serai, tu
lui répondras, avec un visage tout triste: "Hélas ! elle s'en est allée à Dieu ! Plus jamais vous ne la verrez en ce
monde."
- Vous ferez donc la morte, Liza ?
- Précisément.
- On prétend que cela porte malheur.
- Bah ! une plaisanterie innocente... Rien que pour juger si Loll aurait peine de coeur en me croyant
perdue.
- Soit, répartit Annie.
Elles passèrent une grande moitié de nuit à organiser le complot. Le soleil du lendemain se leva. Nos deux folles s'en allèrent à la messe matinale, comme elles en avaient l'habitude, depuis que Loll ar Briz avait été admis à faire sa cour à Liza. Celui-ci pouvait ainsi passer le temps de la grand-messe en tête à tête avec sa promise, le reste du personnel de la ferme se rendant au bourg pour assister à l'office. Au deuxième son des cloches, vieux parents, domestiques, porcher, tout le monde s'acheminait vers le Faouët. Il ne demeurait au manoir que Liza et la petite servante. C'était le moment que Loll choisissait pour faire son apparition.
Dès que les deux jeunes filles se virent seules, ce dimanche-là, elles s'empressèrent de mettre à exécution le projet médité la veille. Liza Roztrenn s'étendit tout de son long sur la table de la cuisine, la tête appuyée à la miche de pain qui se trouvait, comme c'est l'usage, au haut bout, près de la fenêtre, et qu'enveloppait une nappe fraîche, sortie de l'armoire le matin même.
Sur le corps de Liza, la petite servante jeta un drap de lit. Puis elle alla s'asseoir sur le banc étroit qui court le long des meubles dans la plupart des fermes bretonnes. Le troisième coup de la grand-messe venait de sonner. La vibration des cloches s'éteignait à peine, que Loll ar Briz parut dans le cadre de la porte ouverte.
- Bonjour et joie à vous, Annie; où est Liza, votre maîtresse?
- C'est mauvais jour et tristesse que vous devriez dire, Loll ar Briz, fit, d'un ton larmoyant, Annie
l'espiègle.
- Qu'y a-t-il donc, que vous parlez de la sorte?
- Il y a que ma maîtresse ne sera pas votre femme, Loll ar Briz.
- Voulez-vous signifier par là que je ne suis plus de son goût? ou bien, depuis dimanche dernier, est-il venu
quelques nouveau galant qui m'a déplanté?
- Liza Roztrenn ne sera pas votre femme ni celle d'aucun homme, Liza Roztrenn est maintenant auprès de Dieu
!
- Morte ! Liza !... Prenez garde, Annie. Toute plaisanterie n'est pas bonne à faire.
- Mais regardez donc du côté de la table! Soulevez le drap, et voyez ce qu'il y a dessous !
Il alla au drap, le souleva, et recula épouvanté.
- Hélas! ce n'est que trop vrai ! s'écria-t-il.
- Loll, prononça Annie en s'efforçant de garder son sérieux, n'avez-vous pas entendu dire que des amants
avaient ressuscité leurs amoureuses mortes, en les prenant sur leurs genoux, et en leur donnant un baiser?
Si vous essayiez ce remède!....
- Malheureuse! vous osez plaisanter encore !
- Essayez, vous dis-je, et ne vous fâchez pas. Tenez, je vais vous aider.
Elle se leva du banc où elle était assise. Mais elle ne se fut pas plus tôt approchée de la table, qu'elle faillit
tomber à la renverse.
Liza Roztrenn avait réellement au cou la couleur de la mort. Ses yeux agrandis n'avaient plus de regard. - Ce n'est pas possible! Ce n'est pas possible! hurla par trois fois la pauvre Annie... Cà, Loll ar Briz, prêtez-moi donc secours... Mettons-la sur son séant... Je vous jure qu'elle est vivante... Elle ne peut pas être morte!... Si! Liza Roztrenn était morte, et bien morte. Les efforts réunis de Loll ar Briz et d'Annie la servante ne servirent qu'à tourmenter un cadavre. Le lendemain, on enterrait dans le cimetière du Faouët la jolie héritière de Kervénou.
Il est probable que son fiancé s'en consola à la longue. Mais la petite servante en resta folle.
(Conté par Jean-Marie Toulouzan, piqueur de pierres. Port-Blanc)