Les Intersignes


Définition

Les intersignes annoncent la mort. Mais la personne à qui se manifeste l'intersigne est rarement celle que la mort menace. Si l'intersigne est aperçu le matin, c'est que l'événement annoncé doit se produire à bref délai (huit jours au plus). Si c'est le soir, l'échéance est plus lointaine; elle peut être d'une année et même davantage. Personne ne meurt sans que quelqu'un de ses proches, de ses amis ou de ses voisins, n'en ait été prévenu par un intersigne. Les intersignes sont comme l'ombre, projetée en avant, de ce qui doit arriver.
Si nous étions moins préoccupés de ce que nous faisons ou de ce qui se fait autour de nous en ce monde, nous serions au courant de presque tout ce qui se passe dans l'autre.

Les personnes qui nient les intersignes en ont autant que celles qui en ont le plus. Elles les nient uniquement parce qu'elles ne savent ni les voir, ni les entendre; peut-être aussi parce qu'elles les craignent et qu'elles ne veulent rien entendre ni rien voir de l'autre vie.


Le don de voir

Certaines gens ont plus que d'autres le don de voir. Dans mon jeune temps on se montrait du doigt, non sans une secrète épouvante, les personnes qui étaient douées de ce pouvoir mystérieux.

- Hennès hen eus ar pouar! disait-on (Celui-là a le pouvoir). Dans cette catégorie privilégiée, il faut ranger en première ligne ceux "qui ont passé en terre bénite et en sont sortis avant d'avoir été baptisés."

Voici le cas : un enfant vient de naître. Le recteur, que l'on est allé trouver, a fixé l'heure du baptême. Mais vous savez comme les gens de la campagne sont peu exacts. Père et matrone, parrain et marraine flânent en chemin, s'attardent aux auberges s'il y en a sur la route, n'arrivent au bourg que longtemps après l'heure convenue. Le prêtre s'est lassé de les attendre vainement ou a été appelé par quelque autre devoir de son ministère.

Nos gens se rendent au porche, trouvent l'église déserte. A leur tour de s'y morfondre. Il n'y fait pas chaud. L'enfant crie. La matrone, la groac'hann-holenn (la vieille-au-sel), déclare que si l'on reste là, le nouveau-né risque "d'attraper sa mort". On gagne quelque endroit mieux abrité, l'auberge la plus voisine. On y patiente, en vidant chopine, jusqu'au retour du prêtre. L'enfant a passé au cimetière, terre bénite, et en est sorti sans avoir été fait chrétien. Il aura le don de voir.

L'aventure se produit souvent. De là vient que tant de Bretons ont la faculté de voir ce qui reste invisible aux yeux de la plupart des hommes.

(Communiqué par René Alain, garçon de bureau aux Archives départementales, ancien chantre à Penhars. - Quimper)


L'intersigne des "boeufs"

Ceci se passait un peu avant la "Grande Révolution". Je le tiens de ma mère, qui avait seize ans à l'époque, et qui n'a jamais menti.

Elle était vachère dans une ferme de Briec. Je ne saurais vous dire au juste le nom de la ferme, mais elle devait être située quelque part aux alentours de la Plaine. Il me souvient que le maître s'appelait Youenn (Yves). C'était un brave homme, et, qui plus est, un homme savant. Il avait étudié au collège de Pont-Croix, pour être prêtre.

Mais il avait préféré revenir au labour, sans doute parce qu'il ne se sentait pas la vocation. Il n'avait pas désappris toutefois ce qui lui avait été enseigné au temps de sa jeunesse, et on le vénérait dans le pays, attendu qu'il savait lire dans toute espèce de livres. On disait même qu'il était capable converser, en n'importe quelle langue, avec n'importe qui.

Un matin, il dit au "grand charretier":
- Tu mettras le joug à la plus jeune paire de boeufs, afin que je les aille vendre à la foire de Pleyben.
Il était comme cela. Qu'il s'agît de vendre ou d'acheter, il ne se décidait jamais qu'au dernier moment, et cela lui réussissait toujours. On prétendait qu'il avait un esprit familier qui lui soufflait à l'oreille, à l'instant précis, ce qu'il devait faire. Aussi ne faisait-il que d'excellents marchés.

Donc, le grand charretier imposa le joug aux deux boeufs les plus jeunes et sella un cheval pour le maître. Celui-ci se mit en route, après avoir distribué sa tâche à chacun dans la ferme. Sa femme, qui était venue au seuil pour le regarder partir, dit à ma mère :

- Aussi vrai que je vous l'affirme, Tina, des deux jeunes boeufs que voilà, mon homme me rapportera cent écus. Ma mère s'en fut conduire aux champs les vaches dont elle avait la garde. A la "brume de nuit" elle les ramena. Le sentier qu'elle devait suivre faisait croix avec la grand-route. Comme elle arrivait au carrefour, elle rencontra le maître qui s'en retournait de la foire. Elle ne fut pas peu surprise de voir qu'il revenait avec la paire de boeufs dont il s'était promis de se débarrasser. Vous savez qu'en basse-Bretagne on ne se gêne pas pour causer librement même avec les maîtres :

- M'est avis, Youenn, dit ma mère, que la foire de Pleyben ne vous a guère rapporté.
- C'est ce qui te trompe, répondit le maître d'un ton étrange: elle m'a rapporté plus que je ne souhaitais.
- Voire, pensa ma mère...

En tout cas, il n'avait pas l'air joyeux; il laissait aller son cheval au pas, la bride abandonnée sur le cou. Quant à lui, il avait les bras croisés, la tête inclinée et songeuse. Les boeufs l'escortaient, l'un à droite, l'autre à gauche, avec une sorte de solennité: ils avaient dû perdre à la foire le joug qui les attachait. C'étaient d'ailleurs deux bonnes bêtes dociles, quoique jeunes. Ils n'avaient pas encore été attelés à la charrue, ni au tombeau, parce que Youenn les réservait pour la vente, mais on voyait déjà, à l'heure allure posée, à la façon paisible dont ils allongeaient le mufle vers le sol, qu'ils étaient tout prêts à faire de vaillante besogne.

Pour le moment ils avaient l'air, eux aussi, de songer à des choses tristes, comme le maître. On marcha quelques temps en silence, les vaches en avant. Ma mère se demandait ce que le maître avait bien pu vouloir dire. En quoi donc la foire de Pleyben lui avait-elle rapporté plus qu'il ne souhaitait? Il tenait le milieu de la chaussée, avec la paire de boeufs. Ma mère cheminait dans la douve. Tout à coup, Youenn l'interpella :
- Tina, dit-il, je ramènerai moi-même les vaches. Toi, prends cette voie de traverse et cours d'une haleine jusqu'au bourg. Tu passeras d'abord chez le menuisier pour lui commander un cercueil de six pieds de long sur deux pieds de large. Puis tu te rendras au presbytère. Quel que soit le prêtre de service, tu le prieras de prendre son sac d'extrême-onction et de te suivre chez nous au plus vite.

Ma mère regarda le maître avec stupéfaction. Il avait des larmes qui roulaient sur la joue.
- Va, commanda-t-il, et sois prompte.
Ma mère pris ses sabots dans ses mains, enfila la voie de traverse et courût au bourg tout d'une haleine. Une heure après, elle était de retour à la ferme. Un des vicaires l'accompagnait. Sur le seuil était assise la fermière.
- Vous arrivez trop tard, dit-elle au vicaire, mon mari est trépassé. Ma mère n'en pouvait croire ses oreilles. La fermière fit tout de même entrer le prêtre. Ma mère se glissa derrière eux dans la cuisine. Sur la table, on avait étendu un matelas, et le maître était couché dessus, mort. Il avait encore ses vêtements de la journée. Le vicaire aspergea le corps d'eau bénite et commença les prières funèbres.

Quand il fut parti, ma mère reçut l'ordre de gagner le lit, car on préparait tout pour la dernière toilette du défunt. Ce lit était au bas-bout de la maison. Une simple cloison de planches séparait la pièce de la cuisine. Je n'ai pas besoin de vous dire que ma mère n'avait nulle envie de dormir. Elle fit mine de se coucher, et de tirer sur elle les volets du lit. Mais quand il se fut écoulé quelque temps, elle se releva en chemise de nuit et vint coller l'oreille à la cloison.

Il n'était resté dans la cuisine que la veuve de Youenn et deux vieilles femmes du voisinage qui avaient coutume d'ensevelir. Dans la cour, on entendait causer les gens de la maison, et d'autres, venus des alentours pour la veillée. Tous se demandaient comment la mort avait pu abattre si soudainement un homme aussi solide.

C'était aussi ce qui intriguait ma mère. Elle ne tarda pas à être renseignée, car elle ne perdit pas un mot du récit que faisait la fermière aux deux vieilles femmes, dans la cuisine, pendant qu'elles lavaient ensemble le cadavre de Youenn.

- Vous savez, disait la fermière, que jamais il ne manquait de vente. Quand je l'ai vu revenir avec les boeufs, je lui en ai fait le reproche.
- Youenn, lui dis-je, cette fois tu es en faute.
- C'est la première fois et ce sera la dernière, me répondit-il.
- Plaise à Dieu! fis-je.

Il me regarda drôlement et il me dit : - Voilà un souhait que tu regretteras vite de voir exaucé, car il t'en viendra grande peine... Oui, poursuivit-il, après un silence, c'est la première fois que tu me prends en faute sur un marché, et ce sera aussi la dernière, parce que nul autre marché je ne ferai de ma vie. Demain, l'on m'enterrera.

- J'avais bien envie de le traîter de rêveur, mais je me souvins de certaine parole qu'il m'avait dite naguère. "Le premier averti de ma mort, ce sera moi", m'avait-il souvent répété. Je le vis si abattu que la peur me saisit. Evidemment il avait dû avoir son intersigne. Je lui demandai, toute tremblante :
- Que s'est-il donc passé depuis ce matin?

- Ma foi de Dieu, dit-il, nous étions arrivés à la descente de Châteaulin, quand tout à coup les boeufs, qui jusque-là avaient fait la route paisiblement, s'arrêtèrent et se mirent à renifler avec bruit. Puis l'un d'eux dit à l'autre, en son langage de bête: "M'est avis qu'on nous mène à Châteaulin? - Oui, répondit l'autre, mais on nous ramènera ce soir à la Plaine".

Je les exposai sur le champ de foire. Les gens se mirent à tourner à l'entour, chacun disait : "Voilà une belle paire de bouvillons", mais personne ne m'en demandait le prix. Ce fut ainsi toute la journée. Durant longtemps je dévorai mon impatience, mais quand je vis le champ de foire se vider et venir la tombée du soir, je ne pus me défendre de jurer et de sacrer tout bas. En vérité, à ce moment-là, je crois que j'eusse donné mes deux bêtes pour rien, si seulement j'en avais trouvé preneur.

Le boeuf noir et gris s'étant mis à creuser le sol de son sabot, je lui détachai un coup de pied dans le ventre. Il me regarda alors du coin de l'oeil, tristement, et il me dit : "Youenn, avant deux heures il fera nuit, et dans quatre heures vous serez mort. Retournons vite à la ferme, vous, pour mettre votre conscience en règle, et nous, pour nous préparer à notre travail de demain qui sera de vous porter en terre."

- Voilà ce que m'a conté mon homme, ajouta la fermière; un autre se serait peut-être mis en colère contre le boeuf, mais lui, qui était un homme de sens, il a suivi son conseil. Grâce à quoi il a trépassé, non dans la douve du grand chemin, comme un animal, mais dans sa maison, muni pour le voyage des prières d'un prêtre, comme un bon chrétien.
- Doué da bardono ann anaonn! (Dieu pardonne aux défunts!) murmurèrent les vieilles femmes.
Ma mère fit le signe de la croix et regagna son lit. Le lendemain, les deux bouvillons traînèrent au bourg de Briec la charrette funèbre. Ceci se passait un peu avant la "Grande Révolution". Depuis ce temps-là, on prétend que les boeufs ne parlent plus, si ce n'est pourtant à l'heure de minuit, durant la veillée de Noël.

(Conté par Naïc, vieille marchande de fruits. - Quimper, 1887.)


La danse des pois

Mme Madec était une vieille épicière de Pont-Croix. Comme elle était malade depuis longtemps, elle prit pour la remplacer à la boutique une jeune fille des environs.

Un soir un paysan vint demander à acheter des petits pois. La jeune fille se mit à le servir. Elle avait déjà versé les pois dans un des plateaux de la balance et s'apprêtait à les peser, quand, tout à coup, les voilà de sauter et de tourbillonner, comme font les danseurs et les danseuses, les jours de pardon.

Je vous promets que c'était une drôle de gavotte. La jeune fille crut à une farce du paysan. Mais celui-ci se tenait à distance du comptoir, les bras croisés, suivant la manière bretonne. Et il était encore plus ahuri que celle qui le servait de voir la danse que dansaient les pois, et qui dura bien deux ou trois minutes. Même il fit des difficultés pour les prendre sous prétexte qu'ils devaient être ensorcelés.

Quand il fut parti, la jeune fille s'empressa vers l'arrière-boutique, pour conter la chose à Mme Madec. Mais Mme Madec était hors d'état de l'entendre. Elle venait de rendre l'âme.

(Conté par Mme Riolay. - Quimper, juin 1891)


La main sur la porte

C'était au Pont-Labbé, il y a bien soixante-dix ans. Ma grand-mère était très malade, presque à l'article de la mort. Ma mère la veillait, en compagnie de ses trois soeurs. Vers le milieu de la nuit, ma mère dit à ses trois soeurs qui étaient encore un peu jeunes et que la fatigue accablait :
- Allez vous reposer, enfants. La moitié de la nuit est déjà passée. Je veillerai bien, seule, maintenant, jusqu'au matin.

Et les trois fillettes de gagner leur chambre commune. Au moment où celle qui était entrée la dernière fermait la porte, elle fit un grand cri:
- Voyez donc!
Sur le bois de la porte une main s'étalait, les cinq doigts ouverts, une main maigre, osseuse et ridée, avec de grosses veines saillantes. Et cette main était toute pareille à celle de la moribonde. Les jeunes filles furent prises de tristesse; elles s'agenouillèrent au pied de leurs lits pour faire leur prière, comme elles avaient coutume.

Mais elles eurent beau enfoncer leurs têtes dans les matelas des lits et appliquer toutes leur pensée à l'oraison qu'elles récitaient, elles songeaient toujours, malgré elles, à la main, et ne pouvaient s'empêcher de glisser un regard de côté pour voir si elle apparaissait encore.
La main restait collée à la même place.

Soudain, ma mère monta : - Venez, dit-elle, je crois que c'est la fin.
Elles redescendirent toutes les quatre et arrivèrent juste à temps pour recevoir le dernier soupir de la vieille.

(Conté par Mme Riolay. - Quimper, juin 1891)