"Touche pas à la Blanche Hermine"
"Nantes,
Pornic, Saint-Aignan de Grand Lieu, Fay de Bretagne, sont les berceaux
de ma famille. Mes parents sont nés à Nantes et mon grand-père fut
même le fondateur d'un journal nommé Le Réveil de la Loire-Inférieure.
Il faut croire qu'elle était déjà réveillée, le journal fit faillite.
Si ma famille est nantaise, mon nom est occitan, pour préciser, ariégeois.
Il me vient d'un arrière grand-père montreur d'ours des Pyrénées,
venu s'échouer au bord de la Loire. Son surnom était Carrache, ce
qui signifie carré au propre et au figuré. Si l'on veut chercher dans
l'atavisme les origines de mes quelques talents artistiques, c'est
sans doute du côté du montreur d'ours qu'il faut aller. J'ai eu aussi
un trisaïeul violoneux à Saint-Aignan, mon grand-père maternel peignait
de très belles aquarelles et mon oncle a failli faire du cinéma...
Mes parents se marièrent à Ste-Reine de Bretagne, où mon grand-père
avait une briqueterie. Est-ce un signe? L'instituteur de ma mère était
le père de René Guy Cadou, l'un des plus grands poètes de ce temps.
Après de longues tribulations au cours desquelles mes deux frères
aînés naquirent à Boulogne Billancourt, mon père trouva du travail
à Tarbes. Et c'est là que j'ai commencé à développer ma voix, le 1er
février 1945, à la fin de la guerre, ce qui poussa ma mère à se venger
sur moi des privations qu'elle avait dû imposer à mes frères. Je pris
très vite un poids dont j'ai maintenant toutes les peines à me défaire.
Ma naissance marqua la fin de l'époque tarbaise de ma famille. A cinq
mois je découvrais Nantes et son pont transbordeur, sous lequel mon
parrain était passé en avion vingt ans plus tôt. A un an, c'est Cholet
qui m'accueillait en son sein palpitant. J'y suis resté jusqu'au bac
philo, que j'obtins à la grande surprise de mes parents.
Vous qui cherchez dans l'enfance déchirée les prémices de l'art, excusez-moi.
La mienne fut belle, heureuse, j'aimais mon papa et ma maman et c'était
réciproque. Nous habitions aux lisières de la ville, dans une caserne
désaffectée, louée aux civils. Dans mon école, fils de paysans, de
gendarmes, d'employés municipaux, d'ouvriers, de cadres, se mélangeaient
à la satisfaction générale. Les pauvres enfants de la bourgeoisie
choletaise ne venaient pas là. C'était une école laïque ! je les ai
un peu côtoyés, plus tard, au lycée.
Nous
passions nos vacances au Croisic, où habitaient mes grands-parents;
et c'est là, au club des frégates de Port-Lin, que j'ai connu mes
premiers émois océaniques.
Après le bac philo, je quittai Cholet pour entrer aux Beaux Arts à
Angers. Je me souviens encore avec émotion de mon départ et de tous
les mouchoirs qu'on agitait dans la gare. J'ai beaucoup aimé ces études
à Angers. Je faisais sculpture, peinture, gravure. J'écoutais Léo
Ferré, Brassens, Ferré, Brel, Ferré, Hugues Auffray chante Bob Dylan
et Léo Ferré. La chaleur montait pendant ces années merveilleuses
qui s'achevèrent en mai-juin 68.
Enfin le fond bousculait la forme ! Cela entraîna pour moi un changement
radical. Je m'aperçut que je parvenais mieux à exprimer mes idées
par le chant que par le dessin, et aussi, qu'un chanteur interprète
toujours ses oeuvres, alors qu'une peinture, quand c'est vendu, c'est
perdu.
Et la chance voulut que, passant par hasard dans un café angevin,
je rencontrasse un pauvre groisillon tombé de son île. Ses paroles
magiques me décidèrent à prendre le bateau pour Groix. C'était à Pâques
1969. Ce fut un retour dans l'oeuf, une gestation nouvelle et une
seconde naissance.
Voilà comment j'en suis venu à chanter, en 1970, dans une époque extraordinaire.
Nous étions à la fois mus par une vague déferlante et moteurs de cette
vague. A vrai dire, à moins d'avoir des oeillères et d'être plus sourd
que Ludwig, je ne vois pas comment j'aurais pu faire autre chose que
chanter ce que j'ai chanté."
Gilles Servat