Histoire
d'une passion
L'histoire d'l Muvrini est d'abord celle d'une terre, qu'injustement
l'on dit silencieuse, quand c'est l'histoire qui s'est acharnée à
la rendre muette.
L'histoire d'l Muvrini, c'est ensuite le long parcours de quelques
hommes qui, pour se retrouver, sont partis à la recherche de leurs
racines, en dépit d'eux-mêmes, en dépit de tout.
L'histoire d'l Muvrini, c'est enfin que ces hommes, "partis de rien,
sans rien, se sont mis en chemin avec quelques guitares, quelques
notes de musique, quelques copains" et ont rencontré un public, chaque
fois plus vaste, avec lequel ils partagent largement leur identité
et cette tolérance qu'ont leur a compté.
Aujourd'hui, par delà la Corse et les "particularismes", I Muvrini
incarne avec force et talent la résurgence d'un courant profond, qui
allie universalisme généreux et amour de sa propre terre.
Voilà d'où ils viennent ...
Remonter à la source d'l Muvrini, c'est prêter l'oreille à la mémoire
des pierres d'un petit village du nord de la Corse, Tagliu-lsulaccia.
Là, comme le dit Jean-François Bernardini "des gens du bord de l'eau
et de la terre... des bergers pacifiques", ont vu défiler toutes les
civilisations de la Méditerranée. Au cours des siècles, la Corse a
connu pas moins de vingt invasions successives. Cela laisse des traces
: "L'autre a souvent été une menace, face à laquelle la résistance
a été la seule réponse."
Au XVIlle siècle, la Corse sous influence génoise, connaît une de
ses rares périodes d'indépendance. Les philosophes des Lumières y
saluent la première tentative démocratique des temps modernes : dès
1755, par exemple, les femmes corses ont le droit de vote (il ne sera
établi en France que près de deux siècles plus tard en 1945).
En 1769, Gênes vend l'île à la France. Une fois de plus, la Corse
ne se donne pas sans résistance. Avec le temps, on applique à l'île
son idéal centralisateur : comme ailleurs, en Bretagne ou au Pays
Basque, on gomme les particularismes, on éteint les traditions, on
éradique l'identité, on fait taire la langue locale.
Deux siècles plus tard, à l'école de Tagliu-lsulaccia, comme dans
d'autres villages corses, on enseigne aux enfants que leurs ancêtres
étaient gaulois.
Mais l'identité d'un peuple n'est pas un feu qu'on éteint simplement.
Sous la cendre, à l'ombre des oliviers et des lourds murs de pierre,
Alain et Jean-François Bernardini reçoivent de leur père, G. Bernardini,
une braise qu'ils mettront plusieurs années à ranimer : "Nous étions
peu fiers de notre identité, se souvient Jean-François Bernardini.
Nous avions honte de la langue corse, de l'accent, comme exilés de
nous mêmes."
Comment
ils ont parcouru le chemin ...
Avec
le temps, les deux frères apprennent à écouter la passion de leur
père et font leur amour de la langue et des accents de la musique
corse. Dans le bouillonnement corse des années 75, ils commencent
à parler de l'héritage d'une terre où les hommes et les chants vivent
ensemble : "On a parfois dit de nous que nous étions l'outil culturel
d'un autre dessein politique. C'est faux. Il n'y a pas eu de complot.
La résurgence du politique dans les années 70 est parallèle avec le
ressurgissement d'une affirmation identitaire. Si nous ne sommes pas
des artistes d'État, nous ne sommes pas non plus artistes d'appareil
ou propagandistes sous tutelle.
De cette époque, il restera l'image, symbole insolite, d'une homme
et de ses deux jeunes enfants, perchés sur des planches de fortune,
interprétant en public leurs premières polyphonies, à la reconquête
des vrais contours de la musique de tout un peuple.
Après leurs premiers pas et une collaboration au sein de Canta U Populu
Corsu, ils enregistrent un premier 45T autour de Gérard Bernardini
qui décédera en 1977.
Sous le nom d'l Muvrini ("Les Mouflons"), Alain et Jean François entament
alors une longue marche et difficile dans un pays démuni de repères
et de structures : "La culture corse était une culture sans ailes.
Il n'y avait pas de structures d'accueil pour nous. Pas de salles
de concert, pas de tourneurs. Rien."
Tout reste à faire à la fin des années 70. A commencer par des choix
économiques souvent difficiles : "Ça n'a marché que parce qu'on a
accepté de manger le pain noir nécessaire. Nous nous sommes autofinancés,
autogérés. Les autorités locales n'y croyaient pas. Elles trouvaient
notre démarche et notre musique désuètes Personne ne nous a aidé.
On se disait : "Ils s'épuiseront". Dans ce paysage culturicide où
le premier chèque d'achat de concert par une municipalité corse date
de 1996, on nous a plutôt fermé les portes. Il est même arrivé qu'on
interdise purement et simplement nos concerts au prétexte qu'ils troublaient
l'ordre public."
Pour ressurgir, le chant populaire devra inventer de nouveaux mots,
de nouveaux sons, faire des choix créatifs différents de ceux d'une
chansonnette édulcorée, particulièrement prolifique à l'époque : "Ce
contexte malade nous a rendus encore plus féconds. Les réseaux du
spectacle n'existaient pas. Nous avons fait de la chanson buissonnière..."
Sept albums et des centaines de concerts dans l'île plus tard, leurs
apparitions drainent des foules toujours plus nombreuses, sont de
véritables événements, moments forts de communion entre le peuple
et sa langue. retrouvée.
IMuvrini ne se contentent pas de chanter : Ils assurent la gratuité
de leurs concerts aux moins de 15 ans, participent à la création d'écoles
de chants destinées aux enfants avec lesquels ils réaliseront deux
disques.