CONCOURS NATIONAL
PATRIMOINE DES CÔTES DE FRANCE
Discours de la remise des Prix
Je voudrais tout d'abord remercier ici chaleureusement tous ceux qui ont mis leur énergie depuis de longs mois à présenter qui un dossier, qui une exposition locale; et tout particulièrement ceux qui sont venus, parfois de fort loin, pour présenter leurs travaux dans ce chapiteau, ou simplement pour assister à cette remise des prix du concours "Patrimoine des côtes et fleuves de France". Que vous soyez aussi nombreux aujourd'hui ne constitue pas une surprise. En effet, la participation à ce concours, qui se voulait ouvert à tous, a pris les allures d'une vague de fond : 700 projets inscrits, dont 400 ont pu aboutir dans les délais impartis, délais qui se sont révélés trop courts pour plus d'un : pas moins de 200 expositions locales réalisées, pour aboutir à cet extraordinaire ensemble. Un ensemble qui doit aussi beaucoup aux efforts de Françoise Foucher, la coordinatrice du concours à qui je tiens à exprimer ici publiquement toute notre gratitude.
Rappelons, pour situer les choses, que le précédent concours "Bateaux des côtes de France", qui avait remporté un grand succès, avait vu se concrétiser 80 projets de construction ou de restauration. Depuis, ce mouvement de reconstruction s'est d'ailleurs poursuivi; témoins, la présence dans ce port de remarquables bateaux lancés après le concours, comme la chaloupe an Eostig, le sloup La Sainte Jeanne ou la bisquine L'Ami-Pierre, pour n'en citer que trois. De la même façon, il est bien évident que l'élan donné en 1996 au mouvement d'intérêt pour notre patrimoine côtier et fluvial trouvera de nouveaux prolongements dans les années qui viennent. Et bien des projets de restauration de monuments ou de sites engagés dans le concours aboutiront avant la fin du millénaire.
En parcourant les allées de cette magnifique exposition, et en dehors de l'importance numérique de la participation, ce qui nous a le plus frappé, c'est sans doute la diversité quant aux sujets choisis et l'homogénéité dans la qualité des réalisations. Il était donc bien difficile pour le jury de les comparer entre eux.
Pourquoi le cacher, après avoir pris connaissance des 400 dossiers, ce qui a demandé, vous l'imaginez, un travail considérable, le jury a presque regretté d'avoir à les classer, avec un premier, un second, un troisième, etc, car une telle décision a évidemment un côté un peu arbitraire. Bien entendu, les dossiers distingués ont vraiment mérités de l'être, car ils sont le fruit d'un travail particulièrement abouti. Mais il nous a semblé indispensable, à côté des prix prévus par le règlement, de créer de nombreuses mentions spéciales qui permettent de relever la valeur intrinsèque de davantage de projets, dont la liste complète &endash; prix principaux et prix spéciaux &endash; a été imprimée pour votre information.
Et n'en doutez pas, même si votre propre réalisation n'apparaît pas sur cette liste, nous avons bien conscience d'avoir commis nombre d'erreurs et d'oublis; tout classement, face à une telle qualité d'ensemble, ne peut que constituer une injustice relative.
Plus encore que cette impression de qualité homogène, nous avons fortement ressenti l'aspect humain, chaleureux, proche des gens, qui ressort de l'étude de beaucoup de projets. On imagine immédiatement la richesse et la profondeur des échanges que les auteurs ont pu avoir sur le terrain, au sein de leurs associations, ou avec les vieux artisans, pêcheurs, ostréiculteurs, marins ou mariniers.
Et il faut remercier ceux qui en plus des dossiers, panneaux et dioramas, ont pu réaliser enregistrements vidéo ou cassettes, car au-delà des bateaux, des monuments, des sites, des objets ou des archives, ce sont des visages, des voix... c'est vraiment la mémoire des hommes et femmes du littoral, des lacs et des rivières qu'il importe désormais de sauver.
Bien sûr, chaque projet réalisé, chaque étude rédigée n'est qu'une parcelle d'héritage reconstituée, de connaissance supplémentaire, une petite pierre de plus apportée à la reconstruction d'un savoir, d'un patrimoine, d'une culture maritime et fluviale commune. C'est la continuation d'un long travail qui a été commencé en France voici une vingtaine d'années, et qui est un peu le grand dessein du Chasse-Marée, et la raison d'être de tout ce vaste mouvement.
Aujourd'hui, une fête comme Brest 96 attire des milliers de bateaux, des centaines de milliers de visiteurs, et nous pouvons tous ensemble présenter une exposition d'une richesse exceptionnelle grâce à la Ville de Brest qui nous accueille sous ce magnifique chapiteau. Nous pouvons tirer fierté d'une résurrection aussi stupéfiante que celle du Moulin à marée du Birlot à Bréhat, par exemple, présenté à l'état de ruine en couverture d'une récente publication du Chasse-Marée. Qui eut dit, dans les années 70, qu'un bilan aussi remarquable aurait pu être tiré moins de deux décennies plus tard ?
En 1970, la France est au dernier rang de toutes les nations développées pour l'effort qu'elle consacre à son héritage maritime. A cette époque, j'écrivais dans l'éditorial d'une revue maritime à diffusion quelque peu confidentielle des propos qui, avec le recul, semblent empreints d'une bien grande amertume; mais ils témoignent bien de l'état d'esprit d'une génération qui, voyageant en Europe, découvrait le décalage entre la richesse et la civilisation maritime anglo-saxonne et le phénomène d'amnésie culturelle dont notre pays était alors victime.
"La France, c'est le pays de l'Implacable (l'ex vaisseau de 74 Duguay-Trouin) sabordé en Manche, d'une sépulture viking à navire dispersée en une semaine à l'île de Groix, des vestiges de bateaux romains dévastés à la pelle-bêche pour dégager deux amphores, des centaines de thoniers pourrissant éternellement sur les grèves et soudain évanouis, des derniers traits carrés vendus aux quatre coins du monde, des conseils municipaux votant l'incendie des dernières et si belles carcasses de langoustiers, des bassins à flot du xviiie siècle comblés pour faire des parkings, et des parkings à bateaux ouverts à coups de millions quelques centaines de mètres plus loin; c'est le pays des musées mornes, des ex-chansons de marins traînées dans la boue du pire folklore de café-concert. C'est le pays du passé nautique liquidé à grande cadence, le pays de la négation de toute une part de soi-même, de ses racines et de son histoire."
Nés sur les côtes de la Bretagne, nous avions pourtant conscience d'appartenir à un pays qui, malgré les apparences, n'avait rien à envier pour la richesse de son passé et pour ses ambitions futures au reste de l'Europe maritime.
Alors, pourquoi les milles et un petits ports de nos côtes devenaient-ils peu à peu des lieux sans mémoire, livrés à un tourisme sans âme ? Pourquoi, à part quelques récits qui enflammaient nos imaginations, la vitrine des libraires restait-elle vide, alors que des milliers de vieux marins ne demandaient qu'à témoigner ? Pourquoi les derniers bateaux témoins de notre histoire étaient-ils abandonnés ou détruits au lieu de naviguer et de transmettre les vieux savoir-faire de la mer ?
A cette époque, c'est vrai, nous autres, amoureux de la mer, avions un peu honte d'être Français.
Et puis, l'âge venant, stimulés par quelques pionniers, notre génération s'est mise au travail. Bien conscients de notre immense ignorance, nous étions pourtant assez fous pour nous attaquer à cette tâche apparemment impossible : reconstituer l'héritage culturel de nos côtes, retrouver cette connaissance de nous-mêmes que nos professeurs n'avaient pas su ou pas pu nous transmettre.
Alors, nous sommes allés à la rencontre des marins, nous avons fouillé les archives, publié des revues, écrit des livres, ouvert des musées, organisé des fêtes, restauré des bateaux et navigué, beaucoup navigué... tout cela, dans un esprit d'ouverture, d'enthousiasme partagé, mais aussi de rigueur scientifique et d'exigence esthétique qui a pu en impatienter certains.
Et peu à peu, nous nous sommes rendu compte que le message passait, que les rares passionnés des origines &endash; quelques dizaines de rêveurs tenaces, au début des années soixante-dix &endash; se comptaient désormais par milliers, que les milieux de l'université, de l'entreprise, des médias, les élus et l'état lui-même prenaient conscience du formidable potentiel culturel, social, touristique que pouvait recéler un patrimoine maritime réellement mis en valeur.
Le moment semblait venu de concrétiser cette heureuse évolution, et de faire en sorte que l'héritage des gens de mer s'intègre de manière irréversible dans la culture de notre pays.
Pour cela, il fallait d'abord systématiser et approfondir la démarche de ce mouvement culturel.
C'est ainsi qu'est née l'idée du Concours national "Bateaux des côtes de France" dont le slogan "Un bateau pour chaque port" disait assez l'ambition universelle.
Aujourd'hui, l'importance du patrimoine maritime, terme qui n'existait même pas en France avant 1970, semble définitivement reconnue et les acteurs de sa sauvegarde sont fermement soutenus par l'Etat, notamment par l'intermédiaire du Ministère de la Culture &endash; mais aussi par de très grandes entreprises, au premier rang desquelles il faut citer nos partenaires, le Crédit Agricole et Ouest-France.
Le mouvement de reconquête du patrimoine maritime française allait-il se satisfaire de ces premiers succès ?
On ne pouvait laisser retomber ce formidable élan, qui avait mobilisé érudits et universitaires, artisans et constructeurs, passionnés, associations et municipalités. Alors, au fil des mois et des navigations, l'idée s'est imposée d'elle-même : Après avoir ressuscité les bateaux, il fallait, à l'évidence, s'occuper de leur environnement : reconstruire de beaux voiliers tout au long de nos côtes n'aurait pas de sens, s'ils devaient naviguer devant un littoral banalisé, en perte d'âme et sans mémoire. Les faits, d'ailleurs, ne devaient pas tarder à rappeler aux dures réalités ceux qui cédaient un peu vite à l'euphorie. Pouvait-on accepter d'assister impuissants à la destruction par un bulldozer des cabanes du chantier naval du Fret, en rade de Brest quelques jours seulement après Brest 92 ? Après le patrimoine navigant, restait à prendre en compte un volet tout aussi important de la vie des gens de mer et de rivière : le patrimoine à terre.
C'était l'objectif fort ambitieux du concours dont nous tirons aujourd'hui le bilan : préserver ou retrouver la mémoire des lieux et des hommes, faire resurgir au jour tout ce qui dans notre patrimoine est menacé d'oubli ou en passe d'être perdu, en faire l'inventaire et l'histoire, remettre en valeur l'ensemble pour vivre dans un pays où la créativité et l'activité économique puissent s'enraciner dans le terreau d'une riche tradition vivante. Alors la France redeviendra, à l'égal de la Grande-Bretagne ou des Pays-Bas, un vrai pays de culture maritime et fluviale !
Au terme de vingt années d'une telle aventure, dont huit ans de travail passionné sur deux grands concours nationaux, que reste-t-il à faire ? Quelle est au juste notre responsabilité ? Quelle nouvelle direction donner à ce puissant mouvement de reconquête ?
Je puis vous annoncer dès aujourd'hui qu'un troisième défi, tout aussi ambitieux, sera lancé par Le Chasse-Marée à l'automne 96, avec, je l'espère, le soutien de ses fidèles partenaires.
Après la reconstitution de la flottille, après la mise en valeur de son environnement, reste maintenant à créer les conditions de la pérennité de cette action, en assurant la transmission de l'héritage aux générations futures. Ce nouveau défi est bien entendu capital, et je ne peux encore le détailler ici. Mais sachez déjà qu'il comportera à nouveau travaux de recherche, collectes diverses et construction de bateaux. Il verra la mise en oeuvre de nouveaux modes de transmission des savoir-faire nautiques, sous forme ludique et compétitive; il contribuera à former les futurs cadres du patrimoine maritime et fluvial, et notamment les équipages à venir de notre flottille traditionnelle.
Tout cela se concrétisera en l'an 2000 par un grand rassemblement final d'un type tout à fait nouveau, très différent de ce que vous avez vu à Brest 96, et qui privilégiera sens marin, savoir-faire et culture maritime vécue.
Alors, je vous le promets, on ne s'ennuiera pas non plus sur l'eau, d'ici la fin de ce millénaire. Et, n'en doutez pas, le témoin de la tradition vivante des gens de mer et de rivière sera passé à nos enfants et petits-enfants, pour de nombreuses années à venir...
Bernard CADORET
Rédacteur en Chef du Chasse-Marée
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